Voilà deux mois qui viennent de courir. Je fus en zone de passage pendant ce temps.
Ainsi le rapport des choses et de mon corps est décidément singulier : c’est lui qui fait que, quelquefois, je reste dans l’apparence et lui qui fait encore que quelquefois, je vais aux choses mêmes ; c’est lui qui fait le bourdonnement des apparences, lui encore qui le fait taire et me jette en plein monde. Tout se passe comme si mon pouvoir d’accéder au monde et celui de me retrancher dans les fantasmes n’allaient pas l’un sans l’autre. Davantage : comme si l’accès au monde n’était que l’autre face d’un retrait, et ce retrait en marge du monde une servitude et une autre expression de mon pouvoir naturel d’y entrer. Le monde est cela que je perçois, mais sa proximité absolue, dès qu’on l’examine et l’exprime, devient aussi, inexplicablement, distance irrémédiable. M.Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Gallimard, 1964 (puis 1979, puis 2016 ISBN 978-2-07-028625-6)
Le visible et l’invisible! Voilà de nombreuses années que je danse passionnément, funambule entre ces deux mots antonymes, et que l’ouvrage de Merleau-Ponti reste en bonne place sous mes yeux, interrogeant quotidiennement mes questions sous l’immensité des spectres contenus entre l’un et l’autre.
Les zones de passage se succèdent dans chacune de nos vies et cependant nous en remarquons certaines plus que d’autres, probablement du fait de la force plus ou moins grande des sensations qu’elles imposent.
Et force est de constater qu’un arrêt brutal a marqué sans coup férir l’entrée dans une zone de passage le mardi 30 mai dernier. En premier c’est mon corps qui s’est exprimé intensément, accaparant l’ensemble de mes questions et de mes actes. Puis, très vite je suis partie en exploration… de plus loin… de l’horizon et de l’invisible.
J’ai posé beaucoup de question. J’ai remis beaucoup de questions en question.
Insuffisamment sans doute, au point qu’un « rappel » (un peu plus doux, comme tout rappel) survint fort opportunément le 8 juin passé. C’est assez remarquable car au cours de ma vie, jusqu’ici, j’ai presque toujours considéré chaque évènement avec toute l’importance qui lui était dû : l’enseignement qu’il transportait était immédiatement intégré et l’expérience suffisante pour impacter notablement mes actes à venir.
Ce coup ci, un rappel fut nécessaire. Certainement parce qu’il y avait plus d’une décision à prendre. Possiblement parce que j’étais embarquée sur plusieurs navires à la fois.
Je sors lentement de cette zone de passage, mon corps me rappelle (presqu’en douceur désormais) la puissance de l’invisible, du non-visible avec les yeux, du présent et de la mélancolie aussi indispensable à la joie que l’ombre l’est à la lumière.
Après ma dernière aventure qui fut l’occasion d’annuler tout projet de randonnée estival et de revoir aussi le sens de l’équitation que je désire, j’ai repris quelques activités. Puis, naturellement de plus en plus au fur et à mesure qu’un mieux-être se dessinait. J’ai sans doute trop vite accéléré, de nouvelles douleurs sont sorties de nulle part, des tensions, des contractures d’autant plus difficiles à supporter que j’avais l’impression d’avoir déjà bien encaissé. J’aurais vraiment apprécié approcher de la fin du passage. Sauf que la vie est espiègle et imprévisible.
Et puis, il y avait quand même un planning à respecter : l’obligation d’être la grand-mère de service pendant une semaine. Il fallait donc tout mettre en place pour réussir le challenge. Certains peuvent se hâter d’affirmer que le « stress » précédent conjugué au désir d’être à la hauteur pouvait lui-même être la source de la recrudescence des tensions. Ce serait aller vite en besogne. Je me savais encore physiquement fragile et je connais les besoins des jeunes enfants, leurs demandes brouillonnes comme leur présence bien ancrée dans leur propre monde, tous incapables de « comprendre » ce qu’un adulte vieillissant peut ressentir. J’avais accepté le challenge des mois plus tôt et j’étais en état de le relever avec quelques aménagements : pas question de courir la campagne, de sauter les marches dans les musées ni de courir après les papillons ; il restait tant à faire !
J’ai entamé la semaine comme une course d’endurance (j’ai un joli passé, donc une bonne expérience en la matière). J’étais encore vivante à mi-parcours et j’ai relevé le défi jusqu’au bout. Ce faisant, très peu de temps restait libre pour prendre soin de mes douleurs, pour aller à la piscine, pour étirer chaque tendon trop tendu. Le week-end est passé, il restait seulement un lundi de « garde » à assurer.
Je suis de nouveau partie en mode warrior pour assurer le service qui m’était demandé.
Auparavant, j’avais longuement réfléchi à la situation qui est la mienne aujourd’hui. . A l’époque où je faisais du sport en compétition, je regardais avec interrogation les « vieux » qui cherchaient à se faire valoir en courant après leur jeunesse. Bien que j’ai cessé assez tôt de challenger corps et mental dans des défis sportifs insensés, j’ai continué à repousser mes capacités d’endurance dans mon activité professionnelle. Combien de nuits blanches successives m’obligèrent-elles à survivre coûte que coûte? Combien de temps passé à courir d’une vie à l’autre, des exigences maternelles aux exigences professionnelles, toujours sans faillir ? C’était important que je le fasse. Qu’avais-je donc à prouver ? Quelles reconnaissances avais-je donc à quêter ? Dans quel but ?
Aujourd’hui, je sens qu’il est plus que temps d’abandonner le terrain. Que pourrais-je encore prouver ? Vis à vis de qui ? Et pourquoi ? Car je sais désormais que l’autosatisfaction est l’unique véritable récompense.
Vieillir, c’est disparaitre à petit feu. Disparaitre de la vie professionnelle, Disparaitre des compétitions sportives, C’est chercher désespérément du sens, « A quoi ça sert de se décarcasser » questionnait une publicité en 1978. Qui s’en souvient ? Vieillir, c’est certainement accepter le début de la fin, Baisser les armes, Cesser toute compétition Et cependant poursuivre les échanges.
Oui, selon la définition je suis une warrior, en ce sens que je suis vieille. Et j’aspire à la tranquillité, A la non compétition A prendre soin de mes vieux os avec plus d’attention que jamais, Afin de pouvoir, A l’occasion, prendre encore soin des autres avec plaisir,
Pour le simple plaisir d’avoir l’impression d’exister encore.
En vérifiant dans le moteur de recherche du site la présence du mot « passage » j’ai trouvé pas moins d’une trentaine de billets dans lesquels il apparait. Celui-ci arrive en tête J’apprécie toujours la redécouverte des billets enfouis proposé par cette recherche qui précède chaque plongeon dans la rédaction d’une énième réflexion.
Comme j’ai essayé de le relater en trois articles, je suis en zone de passage. Vers la suite c’est certain. Quelle suite ? Je l’ignore. Quand ? Encore davantage.
Etrange zone que je tente d’explorer passionnément. Intensément à l’écoute de mon corps, … et de plus … et de tant. Car jamais l’occasion ne s’était ainsi présentée. Etre incapable de poser sans une intense douleur la jambe droite devant la gauche, Donc être incapable de marcher avec aisance, Tout en étant capable de me balader à bicyclette, Tout en étant capable de nager délicieusement, Tout en étant capable de m’installer dans mes postures de yoga favorites !
« Monter à cheval, c’est partager sa solitude » Clément Marty, D’un cheval l’autre, Gallimard 2020
Pour l’instant je suis privée de ces moments de partage, incapable de marcher, comment aurais-je l’audace d’inviter un cheval à marcher sous ma selle ?
C’est là que j’en arrive après ce préambule. Car c’est autour de ces deux mots « cheval » et « solitude » que s’articulent l’ensemble des réflexions qui passent et re-passent en ce moment, dans ce passage là.
Sans aucun doute, la retraite forcée de ces derniers jours met en exergue ce que j’avais déjà posé dans ce billet là , s’y ajoute l’inexorable quête d’absolu qui est mienne. Et cette quête m’impose des choix, Donc des renoncements.
Dès l’incident à l’origine de cette pause forcée, j’ai su que le temps était venu de déclarer à la propriétaire du petit appaloosa la fin de ma contribution. Je m’étais fixée l’horizon de septembre, mais une fois plus le terme de neufs mois a pointé le bout de son nez sans même que j’ai besoin d’en faire le décompte! Magie de la Vie ! Ma reconnaissance envers ce petit cheval est gigantesque. C’est principalement sa non-solitude qui a petit à petit précipité la fin de ma relation à lui. Il appartient à sa propriétaire. Il loge chez sa logeuse. Mon besoin d’absolu fut incapable de s’épanouir dans les « entre-deux » abyssaux qui se créaient. J’en souffrais en silence, sans oser poser un point final. Le point s’est imposé, De lui-même.
J’en suis là. Gourmande plus que jamais. Confiante Inlassablement.
Conséquence des faits précédemment exposés, c’est la deuxième fois que je me fais livrer de quoi préparer à manger. C’est cool d’habiter en ville, mon garde-manger peut se remplir plus vite en cliquant sur un écran qu’en allant au magasin!
Je déteste ce principe. Et pourtant, ces jours-ci, je suis bien contente d’en « profiter ».
Dans le temps, il était possible de solliciter le petit voisin, une petite pièce et hop il était tout heureux de rendre service et puis, la famille était souvent juste à côté, bien obligée de se soumettre « aux obligations familliales ». C’était « dans le temps », ou plus loin, ou ailleurs. J’en suis à aujourd’hui, dans les conditions de vie que j’ai moi-même choisi pour mon plus grand bonheur. De fait, Ma grand-mère qui affirmait « il faut vivre avec son temps » aurait-elle apprécié cette formidable ubérisation ? Aurait-elle apprécié le bruit du scooter qui arrive à fond sur les pavés? Qu’aurait-elle pensé du petit black casqué de noir, habillé de noir, articulant difficilement trois mots de français pour exiger un numéro de code avant d’ouvrir son sac et de délivrer les courses commandées ? Je l’ignore.
Moi, je déteste.
Mais nous en sommes là. Beaucoup de personnes voyant ma limitation actuelle me disent « N’hésite pas si tu as besoin de quelque chose » ce qui signifie en fait : « Surtout, hésite bien à me demander quoique ce soit, j’ai autre chose à faire »
Et puis, c’est vrai, j’ai les moyens de payer! Mais que personne ne vienne me parler d’attention, de bien-être animal, de la fin de l’esclavage parce que j’aurais de quoi argumenter…
D’ailleurs si j’affirme volontiers que les gens sont naturellement serviables, je modère mon propos en rajoutant qu’il faut un peu leur forcer la main. Parce que l’individualisme est une présence ordinaire. Mardi dernier, lorsque j’ai sollicité un comprimé d’anti-douleur avant de prendre sereinement la route, j’ai bien senti que la personne sollicitée préférait me raconter sa vie et lorsque j’ai insisté après l’avoir patiemment écoutée, elle sembla tellement exténuée à l’idée d’aller chercher « le truc » dans sa maison (à 5mètres) que je l’ai libérée sur l’air de « Laisse tomber, ça va le faire sans ». Et quand trois jours plus tard, je lui ai fait un bilan de l’aventure, histoire de lui signifier que je la reverrai pas de sitôt, après m’avoir sollicitée pour l’aider dès que possible, elle ajouta : « C’est bête, tu aurais pu me demander des béquilles, j’en avais à la maison. »
Heureusement que l’échange fut réalisé par message électronique sans nécessiter de réponse, car en direct live, j’aurais difficilement pu retenir un « scud joellien » de derrière les fagots!
Bon, d’accord, en certaines choses, l’absence de choix est flagrante et, oui… il faut vivre avec son temps!
J7 après l’évènement. Aujourd’hui, j’ai besoin d’aller m’asseoir sur la plage et de me laisser caresser par les vagues. Je vais y aller. Evidemment.
J7. J’ai besoin de la chaleur du soleil piquant ma peau. J’ai besoin d’horizon. J’ai besoin d’infini.
J7.
Samedi, sous les mains inspirées de mon amie j’ai imaginé que ce qui s’était passé, quelques jours auparavant, avait bousculé des couches très profondes de mon être. J’imaginais (en dessin animé comme d’habitude) qu’une croûte bien sèche, bien collée au profond de l’intérieur s’était décollée sous l’effet du choc puis brisée, lâchant dans le vide une foultitude de questions que j’avais laissées se stratifier faute d’avoir eu le temps de m’en occuper.
Sous les mains soignantes, ou plus exactement sous « l’entre-deux » subtil jouant son propre jeu entre ma peau et la sienne, milles questions se réveillaient, se bousculaient, fusaient, s’emballait dans toutes les directions sans que je ne puisse ni les saisir ni les formuler donc les questionner vraiment. J’étais intensément présente face à chaque tentative et parfois je constatais mon opposition involontaire. J’étais soumise à une force tranquille et douce qui essayait, partait, revenait, réfléchissait, tentait à nouveau sous un autre angle, avec patience, en douceur. J’ignorais tout de son intention et c’était bien comme ça. N’étais-je pas depuis le début sans attente, sans espoir, sans autre intention que l’acceptation?
L’unique pensée qui allait et venait assez clairement pour s’imposer était que ce qui était en train de s’accomplir avait tout à voir avec ce que je cherche à réaliser à cheval : obtenir la décontraction autant que possible et goûter à l’harmonie fugace qui en découle. C’est mon intention lorsque je suis à cheval tandis que le cheval, lui, n’a aucune intention. (La gourmandise est une aptitude, peut-être un défaut à moins que ce ne soit un péché capital… C’est très différent d’une intention, n’est-ce pas ?) Le cheval vit le moment présent et se laisse « manipuler » en cherchant à chaque instant et sans le vouloir comment restaurer un plus grand confort dans ces déplacements qui l’écartent de ses préférences innées. Il peut s’opposer à une force qui l’incommode, et il peut le faire à sa manière de cheval mais sans jamais la moindre intention de nuire. C’est au cavalier, à celui qui choisit intentionnellement d’encombrer le cheval et de le mettre « à sa main » qu’il convient de changer, d’essayer, de tenter, de réfléchir sans s’appesantir.
Les chevaux m’ont appris la patience et j’ai exercé ma patience professionnellement. Au fil du temps qui passe, j’ai expérimenté la force de la relation à travers toutes les tentatives de communications établies et j’en parle encore à propos des chevaux. Je sais désormais sur le bout des doigts tout ce qui me définit en temps qu’individu à la fois terriblement semblable aux autres et formidablement unique, plutôt non conforme bien que dépourvue de toute étiquette « anticonformiste ». C’est faible de ce « savoir » que j’écris chaque mot comme une interrogation.
Après le départ de l’amie, alors qu’un certain mouvement s’était rétabli à la rencontre d’une multitude de microémotions, j’ai commencé à sérieusement porter mon attention en direction des questions libérées.
Par curiosité je suis allée clavarder du côté du symbolisme, fascinée comme toujours par le pouvoir de conviction de certains auteurs en appui sur… rien! Puis, j’ai regardé encore et encore les descriptions anatomiques, les insertions musculaires, les trajets des faisceaux musculaires pour tenter d’expliquer mes propres défenses provoquant des douleurs fulgurantes. En vain. Je peux accomplir des mouvements étonnants sans douleurs et parfois un tout petit mouvement parasite encourage un tendon tendu à crier fort. C’est étrange.
Hier je constatais un véritable « mieux » avec beaucoup moins de rappels douloureux et curieusement je me suis dit que la douleur me manquait. C’est complètement fou, non? Alors je suis allée marcher, sans doute un peu trop loin, bien appliquée pourtant à poser mes pieds bien droits entre les cannes et tellement lentement à la fois.
J’étais plutôt algique à l’heure du repos vespéral.
Mais j’ai super bien dormi, exactement comme je le fais habituellement, jusqu’à l’heure sacrée ; ce sacré moment du milieu de la nuit où je me réveille « normalement » avant de replonger jusqu’à l’aube.
Et aujourd’hui est un nouveau jour, Un passage vers demain, Vers l’inconnu.
Il est certain que je tire une leçon de chaque expérience, C’est ma façon d’avancer vers plus loin.
La semaine dernière je partais monter à cheval. Aujourd’hui je pars à la plage avec mes questions nouvelles.
Comme dans le billet précédent, aucune illustration ne vient en préambule.
Après m’être blessée, Après m’être recroquevillée sur la douleur, J’expérimente avec bonheur le retour vers la décontraction.
Quelques instant après l’évènement traumatisant, j’ai marché. Il n’y avait pas d’autre choix. Marcher, avancer, atteindre ma voiture… C’était la priorité avant de réfléchir à quoi que ce soit d’autre. Plus j’avançais et plus mes pas vacillaient mais je restais debout. Parfois j’arrêtais afin de reprendre mon souffle, de stopper les étoiles qui s’allumaient comme des clignotants inquiétants et je repartais. J’ai atteint la voiture et le bonheur d’une douleur provisoirement en évasion. Alors j’ai pu réfléchir un peu. Et je suis rentrée. Et je fus incapable de marcher un mètre de plus.
Mon corps avait encaissé, il usait déjà de tous ses stratagèmes pour passer l’obstacle. Douleur intense à la moindre stimulation de la partie blessée (pour forcer au repos) Inflammation (pour lancer la cicatrisation) Sommeil (pour relâcher)
J’ai bien respecté ces lois basiques qui ne s’écrivent nulle part alors qu’elles sont essentielles. J’ai farfouillé sur la toile, comme il se doit désormais. Comme d’habitude, j’ai trouvé le pire et le moins pire, Et comme d’habitude, j’ai agi à ma sauce!
En premier, puisque le temps avait déjà largement coulé, j’ai eu besoin de chaleur sur la zone douloureuse. Et j’en ai mis. Quelques jours plus tard, j’ai eu besoin des mains d’une amie thérapeute, et je lui ai demandé de venir les apporter jusque chez moi. C’est en sa compagnie que la décontraction a pu refaire surface. Et ce fut possible parce qu’il était juste temps. Avant eût été trop tôt.
J’avais préparé une belle boisson d’été à base d’hibiscus. Une boisson qui exhibait sa robe chaude dans la théière transparente et nous savions l’une comme l’autre qu’il était possible d’y épuiser notre soif. Puis, sur le parquet de chêne blond, devant la fenêtre illuminée par le soleil, entre la blancheur paisible des grands murs, nous nous sommes installées. Moi allongée immobile, sans attente, sans espoir, disposée à recevoir ce qui était possible sans savoir ce qui serait possible. Elle pouvait bouger tout autour, glisser sur la parquet, utiliser tous les coussins nécessaires. Alors, il n’y avait plus rien à dire. Nous avons l’une et l’autre fermé les yeux. Et le ballet fut. Silencieux. Il se dansa mobile et immobile, Il se joua dans l’interface où tout se joue. Et après bien plus d’une heure, Il prit fin.
Alors nous avons partagé nos actualités, bavardé de choses et d’autres, vidé la théière et elle a pris congé.
Dans mon corps, je sentais circuler la vie jusque dans les moindre recoins. Je savais que j’entrais dans la phase laborieuse où il est à la fois nécessaire de cultiver la patience et à la fois important de s’émerveiller de chaque petit progrès.
Dans le billet suivant, sur ce sujet de la décontraction, je vais passer de l’autre côté des faits palpables et entrer dans le monde merveilleux des questions faisant écho aux questions, ce monde qui fait agréablement vibrer mon quotidien au long cours.
Après avoir parcouru l’intégralité de ma photothèque, il faut bien en arriver à la conclusion qu’aucune image n’est envisageable pour illustrer ce billet.
Aucune image ne peut rendre compte, même à travers mon imagination facilement galopante, de ce que signifie ce mot. Car ce mot en contient tant d’autres, dans de multiples dimensions et toujours en mouvement, que toute image plaquée dessus ne fait que le réduire à une illusion.
De la décontraction. Les deux derniers billets publiés ont fait une allusion à ce mot. L’un dans le rayon « cheval », l’autre associant ma quête botanique avec mon retour vers les chevaux. J’avais omis de le définir un peu plus précisément. Et voilà que mon actualité récente me plonge au coeur même de la réalité, de la vie, de la danse très particulière que je ressens lorsque je l’utilise, ce mot là. Décontraction.
Je me suis récemment blessée. Pour la première fois dans toute ma vie consciente (excluant de fait la toute petite enfance et seulement la toute petite enfance) je suis blessée sans avoir besoin d’en rendre compte à aucune collectivité, sans avoir besoin de faire un mot pour l’école, sans avoir besoin de prouver quoi que ce soit à l’université, à un employeur , à des collègues ou à qui que ce soit qui n’en à rien à faire sinon pour remplir des cases, des papiers, des étiquettes. Contrainte par mon corps, je suis obligée de ralentir, de me poser, d’interroger, de décider avec une certaine liberté car il ne s’agit que de ma petite personne, de ma propre responsabilité à assumer les conséquences auprès d’autres personnes certes, mais loin de tout système.
Je me suis blessée. J’ai fait mon propre diagnostic. Je me soigne.
Que j’avance rapidement ou lentement me touche en premier chef. Jamais je n’avais goûté cela. Les dernières blessures m’avaient obligée à jongler avec les obligations de la vie de famille, du boulot, m’avaient obligée à être pressée, à faire au plus vite, à faire « comme si » à imaginer que des « recettes » pourraient accélérer le processus inexorable de la guérison. J’accepte de penser que c’est le moment idéal pour expérimenter. J’ai la chance de disposer d’un corps encore souple, efficace, fonctionnant sans aides chimiques exogènes. J’ai cette chance car c’est ainsi que je peux rester chercheuse autonome, juste face à moi-même.
Une blessure, c’est une rupture de l’harmonie.
Sans harmonie, l’aisance disparait, la facilité aussi.
Par principe, j’ai toujours pensé qu’une blessure contactée à une vitesse humaine (15-20 km/h maximum, le pas de course d’un humain, le trot d’un cheval) survient mécaniquement en protection de l’essentiel, c’est à dire qu’elle survient de telle manière qu’elle évite, en fonction de ses conditions de survenue, une blessure vitalement plus grave. Par exemple, un os ou une articulation qui cède joue le rôle d’amortisseur pour éviter une blessure viscérale beaucoup plus dramatique. Ce coup-ci, aucun os, aucune articulation n’est lésé. Seul, un faisceau musculaire puissant a cédé quelques fibres afin d’amortir une chute qui, de fait, ne m’a occasionné aucune égratignure et aucune casse délétère. Mon principe est donc sauf une fois de plus !
Mais je suis bel et bien blessée. Donc il existe une réelle douleur Et j’ai besoin de regagner la décontraction…
Depuis, les billets se sont accumulés au sujet du cheval, j’ai même ouvert une rubrique dédiée tant les réflexions se sont accumulées au point de déborder. (pas moins d’une quinzaine de billets déjà…)
J’avais besoin de sens pour avancer et je pensais en être arrivée à l’âge où je pouvais me contenter de balades salutaires.
Mais…
Mais j’ai découvert un nouveau monde, J’ai questionné la relation, Et aussi la notion de « bien-être » qu’elle soit appliquée aux humains ou aux animaux, J’ai fait un retour express dans mon passé de cavalière, J’ai réfléchi, douté, questionné, appris plus loin encore Et j’en suis revenue à mes convictions profondes, Celles qui avaient germées auprès de F.Knie senior, Celles que j’avais entretenues avec la lecture passionnée des grands écuyers, Des humbles écuyers d’avant l’époque du commerce opportuniste, Celles qui finalement avaient grandi en même temps que grandissait Mon goût pour l’éducation des chevaux. Patiemment laborieuse.
Et force est de constater aujourd’hui que non, les simples balades à cheval ne m’offrent aucun sens. La chasse aux orchidées sauvages se pratique en marchant, le regard rivé au ras du sol. Mon exercice physique « de santé » se pratique à bicyclette au quotidien, la tête dans les étoiles. Mon besoin d’adrénaline diminue avec l’âge qui avance et par ailleurs, j’ai appris à entretenir le flux des hormones qui contribuent à l’état de bonheur au long cours.
Mais…
Mais, il me reste le plaisir intense et toujours renouvelé d’établir une relation. Il me reste le besoin de sentir la merveilleuse décontraction d’un cheval qui se déplace harmonieusement sous ma selle, sa capacité à jaillir en équilibre à la demande et la confiance à élargir aussi souvent qu’elle vacille. Un besoin qui nécessite labeur et patience.
Monter à cheval, c’est chaque jour un nouveau passage de vie.
Aucun cheval ne ressemble à un autre, même si chaque cheval appartient à l’espèce « cheval » si différente de l’espèce humaine. Grâce au petit cheval appaloosa découvert en septembre dernier, la porte s’est grande ouverte sur d’autres possibilités de chevauchées, de rencontres et de relations à établir. A l’impossible nul n’est tenu, Je fais confiance au vent pour me pousser en sagesse au fil des jours qui passent.
« Nous devrions rendre grâce aux animaux pour leur innocence fabuleuse et leur savoir gré de poser sur nous la douceur de leurs yeux inquiets sans jamais nous condamner » Christian Bobin, Ressusciter, Gallimard 2001
Comment oublier le bleu marine si particulier des yeux qui s’ouvrent à la vie terrestre, leur innocence formidable, leur absence de jugement ?
Monter à cheval est chaque jour un passage de vie.
Je m’étais levée bien avant l’aube. Avant même de réussir à mettre de l’ordre dans mes pensées encore endormies, débarqua le souvenir de la veille. Sur le chemin de l’écurie, une belle jument pangarée m’avait offert une succession de transitions dans une attitude légère quasi parfaite. Rien d’extraordinaire pour qui ne regarde que les parades de cinéma, mais un simple bonheur s’était invité dans l’instant. Ce petit matin là, j’en gardais la saveur intacte.
Dans l’avion, incapable de m’assoupir, j’avais fini par ouvrir ma tablette sur les derniers enseignements de F.Baucher (recueillis par le General Faverot de Kerbrech si cher à l’écuyer mirobolant que fut E. Beudant) Pour la énième fois, je relisais l’entrée du chapitre « Progression » : « On veut toujours aller trop vite. Pour arriver promptement, ne pas se presser mais assurer solidement chacun de ses pas. Demander souvent, se contenter de peu, récompenser beaucoup. » J’étais en avion. Nous nous déplacions à environ 0,8 Mach et j’avais les fesses bien calées dans un fauteuil. En même temps, je souriais à l’idée du côté vain de toute négation : la phrase « ne pas se presser » étant lue par toute personne pressée en sautant à pieds joints sur l’adverbe négatif. De fait il pourrait être question de se presser tout en assurant chacun de ses pas ? Pourtant les proverbes sont nombreux à encourager positivement la patience! Mon père ne disait-il pas que tout vient à point pour qui sait attendre?
Fraichement débarqués sur l’île à explorer, en attendant que notre appartement soit prêt, nous nous sommes attablés devant un copieux « desayuno » local. Là, j’ai profité de la pause pour raconter mes dernière aventures équestres, passionnément, comme pour tourner la page des semaines précédentes et entrer de plein-pied dans une nouvelle aventure botanique.
Plus tard, lorsque la fatigue commença à se faire sentir, j’ai refusé l’idée de m’y laisser aller avant le soir en prenant la décision d’aller « là-bas » grimper sur la montagne visible à la droite de la magnifique baie que nous avions sous le regard. Seule. C’était une évidence. Et alors…
L’ascension commença. Le soleil avait le poids du plomb et mon sac à dos était bien léger en comparaison. J’avançais très lentement sur le chemin aride et caillouteux, par obligation et par prudence aussi, l’absence de sommeil étant un risque avéré de faux-pas. Mon obsession botanique était bien présente, toutes mes antennes étaient sorties sans que rien, rien ne les interpellât. Je me laissais porter par les fragrances méditerranéennes, tellement exotiques à mes sens, et par le paysage somptueux alliant le chaos des roches calcaires à la l’infini lisse de la mer.
Je grimpais, je contournais, j’inspectais parfois des oasis plus propices, mais d’orchidées sauvages point. Un regard à ma montre indiqua qu’il aurait été temps de rebrousser chemin, mais j’avançais encore. J’avais l’impression imaginaire qu’un rendez-vous m’attendait plus loin. Où aurait été le « plus loin » ? A quelques mètres ? Demain ? Un autre jour ? Je l’ignorais, j’avais simplement envie d’avancer encore un peu.
Et voilà que je l’ai vue. Dans un éclat lumineux, elle m’avait sauté aux yeux avec toute sa perfection, cette Ophrys des Baléares qui ne se trouve que dans l’archipel. En m’approchant, je pouvais vérifier qu’elle était particulièrement belle et intacte au bord de ce chemin où broutent les chèvres sauvages. Je me suis étirée, en équilibre sur les rochers, pour être encore plus proche, pour en contempler la splendeur.
Puis,
Le cœur en joie, j’ai poursuivi mon chemin un peu plus loin, imaginant trouver d’autres belles. En vain. Il était l’heure de faire demi-tour.
C’est alors que s’est invitée une longue méditation au sujet de la patience qui mène à la joie, une patience qui est mienne et qui m’entraine au bout de la patience volontaire, là où il n’y a plus rien que la patience paisible. Et j’allais du cheval aux fleurs sauvages, des fleurs au cheval, et tout en marchant avec attention, je me disais une fois encore que seul le chemin est important, le chemin déjà parcouru !
Car cette fleur là, je l’avais vue parce que je la connais, parce que je cherchais tout en marchant, tout en respirant, tout en m’extasiant du paysage, tout en saluant les passants. Qui d’autre l’avait remarquée en ce jour ? Combien de personnes passantes pressées d’arriver je ne sais où ? Combien de personnes bavardant au sujet de tout et rien ? Combien de solitaires rêvassant je ne sais quoi ? D’autres passionnés étaient-ils passé dans cet endroit si peu propice ?
Alors les histoires de chevaux débarquèrent en écho. Tellement semblables. Quel passant sait admirer, avant tout, la simple décontraction d’un palefroi? Combien de cavaliers ont eu l’émotion de diriger leur monture vers la lenteur majestueuse au souffle d’une intention absolument paisible ? Combien nombreux sont les chercheurs de subtilité et d’harmonie ? Combien se réjouissent d’un instant fugace, se contentant de savoir qu’il est possible pour pouvoir l’accueillir mieux encore une prochaine fois dans l’émotion d’un simple bonheur ?
Jusqu’à la plage ces questions tournèrent, rebondirent de l’une à l’autre sans que je sois capable de trouver le moindre réponse ni l’ultime recette qui aurait proposé une synthèse faisant éclater une quelconque vérité.
La virée touchait à la fin, sur le bitume retrouvé l’urgence était de capter une image à publier sur les réseaux sociaux, histoire de dire que nous étions bien arrivés, histoire de publier sans vraiment savoir pour qui, en fait. Ce fut fait. Alors, pour rejoindre mon véhicule, j’ai choisi de passer en équilibre au ras de l’eau, pour le plaisir. Et là… au creux d’un rocher… Se nichaient des belles, serrées les unes contre les autres. O.speculum et Serapia lingua Illuminées par le soleil du soir!
Le meilleur est toujours à venir. Il suffit de le savoir, Et d’oublier l’impatience.
Ma ville est encore submergée par les amoncellements de sacs poubelles. Que souffle le vent et volent les papiers. Que souffle la « colère » et brûlent les ordures.
Je revenais de la boulangerie ce matin. La fête foraine était encore silencieuse et pourtant les propriétaires des manèges s’affairaient en préparant l’après-midi. L’un deux, muni d’un jet à pression faisait le ménage devant chez lui et jusqu’en bas des escaliers monumentaux qui précèdent son emplacement. En bas de ces escaliers sont « rangés » des centaines de sacs, ceux des forains, comme autant de preuves de leur propre consommation. Les escalier eux-mêmes sont jonchés de cannettes vides et d’emballages gras, trâces encore vivantes du passage des consommateurs de manèges. L’homme balayait devant sa porte…
Plus loin, dans la ruelle pavée qui mène à ce qui fut la chapelle du château, au temps lointain des princes, bien avant que le préfet Poubelle n’ait l’idée de rendre les rues plus salubres, dans la ruelle pavée une dame s’affairait. Une belle dame d’un âge très avancé, poudrée de rose et habillée « en dimanche », balayait devant sa porte. Elle peinait à se baisser et son bras était à peine assez long pour récupérer la poussière. Je l’ai saluée. Nous avons échangé des propos au sujet de l’air du temps et des fleurs plantées devant chez nous.
Puis, poursuivant ma route, je me questionnais. Combien de « on » combien de « ils » prennent le temps de balayer devant leur porte avant d’exiger que les « on » et les « ils » se chargent d’améliorer les conditions de vie de toute la société?
Et cette question, comme tant d’autres demeurent sans réponse.