Depuis longtemps, je suis particulièrement sensible à ce qui se passe dans les espaces où il est habituel de ne rien décrire.
Ces espaces sont multiples, ce sont des espaces temps, des espaces lieux, des espaces palpables ou indicibles. Ils sont omniprésents et n’emportent que rarement notre attention.
Lors d’un voyage, par exemple il est habituel de considérer uniquement ce qui s’est passé « là-bas » et ce qui se passe, se passait ou se passera « ici ».
Dans les aéroports, je me laisse volontiers flotter dans l’entre-deux qui est constitué par l’attente des bagages.
Je me souviens des reproches qui m’accueillaient parfois à la porte de sortie « Ben dis donc, tu as pris tout ton temps! »
Oui, j’avais pris tout mon temps, j’avais eu besoin de sentir, de ressentir, de laisser monter tout ce qui est à enregistrer dans l’espace « qui n’a pas d’importance », dans cet endroit où il ne se passe apparemment rien d’autre que le défilement des valises sur un tapis et pourtant tant et tant.
Qu’elle est difficile à comprendre cette non-hâte. (autre exemple, celui de l’ultime bivouac de 2012)
L’exemple de la mise au monde d’un enfant est tout aussi éclairant. Les projecteurs sont dirigés vers la gestation, puis vers le nouveau-né.
J’ai toujours été touchée par l’entre-deux, c’est à dire ce moment absolument remarquable où une partie du corps de l’enfant est sortie quand l’autre est encore à l’intérieur de la mère. Le petit humain est encore foetus d’un côté et déjà bébé de l’autre. J’ai toujours pensé que c’est un moment liminal entre la naissance et la mort, un moment dont la puissance est formidable. Un moment où s’exprime la Vie toute entière.
Et en routine, c’est à ce moment que se concentrent toutes les paniques, toutes les hâtes, au point d’annihiler au maximum tout ressenti de l’espace fascinant qu’il représente.
Et que se passe t-il dans l’espace entre deux personnes?
Dans ce « rien » qui est tout sauf du vide.
Certaines personnes, même inconnues l’une de l’autre peuvent s’approcher très près l’une de l’autre, face à face sans ressentir le moindre trouble. D’autres ont besoin de conserver une distance pour se sentir à l’aise, comme s’il existait « un truc » impossible à compresser entre elles et l’autre.
Je me suis beaucoup amusée à observer « ça » tout le temps de l’évolution du règne de sir Sars-Cov 2ème : alors que des obligations de distances étaient partout affichées, les « entre-deux » étaient très très variables, sans doute à la mesure du ressenti des personnes, au-delà d’un quelconque raisonnement.
En réfléchissant plus attentivement, le titre de ce site m’a sauté aux yeux : passage!
Oui, entre deux, il y a bien le passage de l’un à l’autre et c’est tout à fait ce qui est important.
Dans un bouquin, en 2008, j’avais écrit ces mots :
« Le plus grand enseignement que j’ai reçu d’un maitre en yoga fut celui qu’il ne donnait pas »
C’est à dire que ce que j’avais appris était tout entier contenu entre nos deux présences et la réalité de ce qui nous avait rassemblé.
Juste une page avant, il y avait « ça » :
« (…)
Et je pense au grand écart du funambule entre les racines et les ailes
Donner la vie ?
Jeter dans l’entre-deux ?
Entre la naissance et la mort
Où les lisières sont invisibles
Où se dansera la mémoire
D’une existence pleine et contenue
Toute entière
Dans une promesse »
J’aime les lire aujourd’hui et constater que le sens reste le même.
Alors me vient l’image si précieuse d’un duvet posé à la surface de l’eau, sur l’immensité d’un lac ou de l’océan.
Combien de fois ai-je stoppé ma course pour m’y arrêter, pour observer, fascinée ?
Car, en s’approchant très près, sous le duvet si léger, la trace de la présence de l’interface est visible, un léger creux, une surface non horizontale à la surface de l’eau supposée la plus horizontale.
Entre l’eau et la plume il « se passe quelque chose » sans que ni l’eau ni la plume n’aient une quelconque intention.
Entre l’eau et la plume il se passe quelque chose qui existe, qui est observable seulement parce que c’est cette eau là, ce jour là et cette plume là à cet instant précis.
Oui, ça me fascine. C’est une émotion, c’est à dire un précieux mouvement de mes pensées qui entre en scène à la vue d’un duvet posé à la surface de l’eau.
Chaque fois, dans les arcanes de mon cerveau se forment instantanément et simultanément plusieurs dessins animés sur le thème de l’interface, de l’entre-deux, chacun reprenant des objets (ou des personnages) de différents gabarits et de masses diverses situés dans des conditions (météorologiques, temporelles) variables ou spécifiques.
Cette notion d’entre deux, d’espace liminal, me parle beaucoup.
Et cette image d’un duvet sur une étendue d’eau … magnifique !
lors de la naissance de mon 3ème enfant, il y a eu cet instant ou juste sa tête était hors de moi, cet instant ou nos deux corps « reprenaient leur souffle » avant la séparation finale, avant qu’il ne rejoigne le monde de l’extérieur … cet instant de paix que je n’ai jamais vécu en mater ou il fallait à tout prix pousser pousser pousser … pas le temps de se laisser le temps alors que tout allait bien.
il y a eu aussi un autre instant incroyable pour moi, quand il venait de naître, assis sur ma main et mon autre main soutenant sa nuque, alors qu’il regardait partout avec cette attention incroyable des nouveaux nés, alors qu’il … ne respirait pas. Il ne respirait pas, il était né, mais encore relié à moi, encore oxygéné par moi … entre deux mondes.
Tout rose, encore oxygéné par mon corps, curieux et moi fascinée, je l’ai vu lentement et tout doucement prendre une première petite, si petite inspiration, sans même froncer un sourcil … puis une deuxième, plus ample, puis … c’était parti !
Au quotidien, J’aime ce moment entre veille et sommeil où je me sens glisser … ce moment où la conscience flotte sur des pensées éparses avant de s’engloutir dans le sommeil.
A bientôt !