Avant de laisser mes mots se tricoter dans un deuxième épisode sous le titre « Zone de passage », il me faut parler un peu de souvenirs.
Depuis mon débarquement au monde dans le milieu du siècle dernier, le sens de la vue, la vision, est devenu central et prépondérant. A un tel point que Les boutiques des opticiens ont naturellement envahi les centres des villes, les meilleurs coins de rue, repoussant au loin les autres commerces.
Dans mon enfance, porter des lunettes à l’école était chose rare, les écoliers qui « voyaient mal » étaient placés au premier rang afin de « voir mieux le tableau » ou, rendant d’emblée les armes, ils étaient près du radiateur au fond de la classe.
Petit à petit la « mode » s’est répandue, « soignant » même la physiologie, c’est à dire l’évolution normale de l’oeil enfantin, afin de procurer à chaque jeune humain une vision correspondant à celle d’un adulte.
– Remarquablement, et je pose cette réflexion en aparté, les jeunes humains sont de plus en plus considérés comme des adultes tout simplement parce que les adultes les regardent comme des individus achevés à leur image, capables de comprendre la vie comme s’il en avaient l’expérience innée. ( Cf La norme) –
Je fais partie des personnes âgées qui refusent de porter des lunettes au long cours. Non par difficultés financières, non, simplement par goût pour la liberté de sentir le vent sur mon visage jusque dans mes yeux, pour le plaisir de froncer ou écarquiller les yeux au besoin, pour la joie de laisser s’échapper les détails et de sonder l’alentours avec tous mes sens, peut-être aussi avec le coeur. Je me moque du 10 dixièmes moyen, alors même que je fus longtemps dotée d’une acuité bien supérieure, je vois comme je vois c’est finalement une question de point de vue, n’est-ce pas ?
Tout ça pour en arriver aux souvenirs que je suis en train de classer!
Car la suite logique de la traversée de ces derniers mois, c’est un nouvel épisode de rangement, de tri et d’élimination, le dernier datait de six mois avant l’an zéro de C. Nous sommes aujourd’hui à l’an 3!
(Oui, je constate souvent que les gens comptent désormais les années avant C(ovid) et après!!!!)
Et il y a du boulot, j’avais gardé un paquet de papiers « sentimentaux » dont je peux désormais me débarrasser.
Et puis, il y a les centaines de photos accumulées dans la photothèque virtuelle, dans les disques de sauvegarde et dans divers dossiers virtuels.
Les stocks sont dans les nuages, à ce qu’il parait.
Impalpables donc.
Je questionne souvent le rapport commun à l’image.
Observer des personnes vivre un feu d’artifice, un spectacle ou un fait divers à travers leur écran qui enregistre des images m’interpèle. Au delà du regard, d’autres sens sont-ils sollicités ?
Comment la mémoire, notre mémoire physiologique, notre mémoire bassement humaine, enregistre t-elle ces expériences là ? Cette mise à distance ?
Quand chaque acte est mis en boite afin d’aller ensuite dans les nuages ?
Quand chaque acte est « enregistré » comme un souvenir « véritable » ?
Un souvenir « preuve infalsifiable » que n’importe quelle application de smartphone peut pourtant s’amuser à modifier ?
Les souvenirs construisent le socle de notre présent, j’en suis certaine.
Quels qu’ils soient, ces souvenirs, même ceux d’aujourd’hui genre « Ah oui, je me souviens j’avais filmé la scène, attends je vais te montrer » et de scroller à toute vitesse.
Les souvenirs sont situés.
Comme le reste.
Pendant des millénaires, les humains se contentaient de se les passer par la parole, sans se soucier des transformations qui jouaient leur rôle à chaque passage.
Pour quelques personnes, puis pour un nombre de plus en plus grands d’individus, l’écriture est venue apporter l’impression d’une certaine précision. Certes, interpréter les gravures rupestres voire les écritures logographiques exige un grande interprétation, bien plus que les écriture alphabétiques actuelles, surtout celles qui comme la nôtre contient des voyelles écrites. Mais il est probable que les humains qui « gravaient dans le marbre » avaient l’impression de laisser des empreintes pour l’éternité.
Nous en sommes à l’époque où nous avons l’impression de laisser des empreintes dans les nuages!
J’ai besoin de choses palpables pour ma part.
Alors vider ma photothèque numérique, c’est m’amuser à construire des albums à thème, c’est balancer à la corbeille des centaines d’images pour n’en garder que quelques unes.
Ces quelques unes qui me parlent vraiment au plus profond de ma mémoire, qui viennent titiller le fond de mes tripes, qui me racontent des histoires et me font des films… à moi, à moi seulement.
Peut-être que dans quelques années, sentant s’approcher la fin de manière encore plus certaine, peut-être que dans quelques années je ferai un nouveau tri, me débarrassent aussi de ces souvenirs là ?
A moins que je n’ai tout au fond des arcanes de mes réflexions l’idée folle de les laisser à ceux qui restent afin qu’ils les jettent eux même… ou pas ?
C’est vraiment un « truc » particulier les souvenirs.
Avez vous remarqué que les vieux parlent volontiers de leurs exploits passés, de leur ville/village « d’avant », d’un autrefois revisité à leur guise ?
Je me souviens combien j’étais agacée, enfant, par ces radotages des vieux.
Et aujourd’hui, je radote!
Je me souviens.
Je catalogue, je classe les souvenirs.
La vie est cruellement espiègle.
Souvenirs
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