29 juillet 2018 (2ème partie)

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Rien n’a de sens si je n’y ai mêlé mon corps et mon esprit.
Il n’est point d’aventure si je ne m’y engage.
Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle,  page 604, in Oeuvres, Bibliothèque de la Pléiade, 1967

8h15
De l’immense flotte qui envahissait la minuscule baie, il ne reste que dix bateaux.
De la foule qui envahissait la plage, il ne reste que dix personnes, alignés sur l’eau en attente de leur départ.

J’étais à cet instant précis dans dans un intense état de stress physiologique, ventre serré, gorge sèche, tête vide.
Depuis des mois cet instant se préparait, depuis des jours chaque chose se mettait en place et là, et tout allait se jouer et tout pouvait arriver et je n’étais pas celle qui était toute puissante sur l’action qui allait se dérouler.
Inutile de vous faire un cours au sujet du stress physiologique et des torrents hormonaux qui en induisent les symptômes. Sachez que c’est une simple réaction « normale » et passagère dans laquelle notre corps s’organise pour que tous nos sens soient ultra-performants et que  l’action venant en réponse à l’émotion source de la dégoulinade hormonale soit le mieux possible adaptée à la situation de l’instant.

8h35
Le départ est effectif depuis cinq minutes et déjà ils ne sont plus que minuscules points sur l’océan.
Devenus impossibles à situer précisément.
Ils ne sont plus dix dans notre champ de vision.
Pour S et moi, il n’en reste qu’un : « notre E.T » et son sillage gracieux auquel nous nous attachons, auquel nous accrochons nos regards et nos pensées.
A son poste, le capitaine, engagé à coup de dollars est aux ordres, c’est son job et son émotion exprimée dans l’instant est celle-ci : « ça va vite, j’ai espoir de rentrer avant la nuit »

E.T vole.
E.T ne touche l’eau, que par intermittence, du bout de sa pagaie.
En longues arabesques il passe d’une vague à l’autre, jouant avec leur jeu, poussé par le vent.
Nous admirons.
C’est un merveilleux spectacle qu’aucune vidéo ne peut rendre à la hauteur de la réalité.

Molokaï s’estompe au loin.
Les concurrents qu’E.T a dépassé sont invisibles, ceux qui sont devant tout autant.
Il ne reste, sur l’horizon balloté par la houle, que les minuscules points de quelques bateaux accompagnateurs.

Oahu apparait en point de vue.
Le milieu du « channel » est le lieu de tous les combats entre houle et courants, entre abysses et créations de l’activité volcanique. La puissance de l’environnement est indescriptible mais tellement perceptible pour qui y est engagé.

A l’occasion d’un changement de camel-bag, E.T nous dit que la fatigue commence a se faire sentir en ajoutant « tout va bien, c’est normal » avant de repartir, de relancer et de décoller à nouveau.
A partir de ce moment, nous avons pour consigne de lui indiquer chaque section de cinq kilomètre parcourue par le bateau. Nous devenons actifs, surveillant le GPS, sollicitant le capitaine afin qu’il s’approche, nous mettant à portée de voix.

E.T commence à tomber sous l’effet des trombes d’eau baladées par le « channel ».
La houle se déplace à une vitesse et avec une force qu’il n’a pas eu l’occasion d’apprivoiser à l’avance.
A chaque nouveau départ, nous l’encourageons sans pression : « go, go, go hiééééééééééé »

Oahu parait à portée.
Il est possible de distinguer le fameux China Wall.
Le « channel » perd peu à peu de sa formidable puissance mais demeure mal rangé et difficile à survoler.
E.T tombe et tombe.
Tomber est une chose, réussir à relancer et décoller à nouveau demande une énergie précise et une technique tout autant, nous en sommes conscients.
Nous savons qu’E.T doit garder l’esprit absolument clair contre la fatigue accumulée.
Du coup,
Pour S. et moi, la seule vision des chutes se transforme en une sorte de « douleur » dans nos ventres, impuissants que nous sommes.
S. se tourne vers moi : « qu’est-ce que je peux lui dire maintenant »
Et je lui réponds : « Maintenant, plus rien. Il sait qu’il va y arriver sans abandonner, il sait maintenant que la délivrance est au bout même si le temps pour y arriver reste indéterminé »

Et nous nous sommes tu.
A chaque chute, j’envoyais de tout mon coeur des injonctions silencieuses que je savais inutiles tout en imaginant une certaine reliance possible pour faciliter un nouveau départ : « ok, cool, prends ton temps, reste concentré, ok, cool, ok, la vague arrive, ok tranquille, concentré…. gooooooooo »

Puis nous sommes arrivés à China Wall.
Le capitaine a prévenu le staff selon le règlement « 57, China Wall OK ».
Les vagues avaient disparues.
Le vent était tombé.
E.T, comme prévu ne pouvait plus voler.
Encore quelques mètres et le vent allait souffler de face, dégringolant en rafales de la montagne toute proche.
E.T a posé sa pagaie sur la petite planche, il s’est allongé et il a commencé à ramer avec les bras, comme un surfeur. Il restait un peu plus de deux kilomètres à parcourir ainsi, le foil trainant dans l’eau comme un frein.
C’était prévu « comme ça ».
Nous ne pouvions définitivement plus rien.
Il fallait impérativement sortir de la zone pour éviter que les ondulations produites par l’avancée du bateau ne bénéficient à un concurrent ou à l’autre.

A proximité de la plage d’arrivée, nous avons sauté à l’eau, nos bagages ont été balancé par dessus bord.
Dégoulinants, nous avions 300m à parcourir pour aller accueillir E.T.
Ce qu’il venait de réaliser forçait mon admiration de « maman ».

A suivre…

3 réflexions sur « 29 juillet 2018 (2ème partie) »

  1. KaMaïa

    C’est exactement ce que j’ai pensé en lisant ce billet (oui j’ai attendu d’avoir le temps et que tout soit en ligne pour venir me plonger dans ton aventure de cet été), un long travail d’accouchement, voler, chuter, repartir, la phase de désespérance. Ta façon de l’écrire nous y mène en fait, je crois, consciemment ou inconsciemment !
    Sur un site sportif spécialisé se trouve une longue vidéo de 9 minutes où E.T. vole, rame, se pose, s’envole à nouveau. A regarder, c’est incroyable, ça doit être une sensation extraordinaire, cela transparait alors même que je n’y connais rien et que je ne mesure rien des contraintes ou difficultés techniques ni des exigences physiques et psychiques qu’une telle course nécessite.

  2. Frédérique

    Comment ne pas penser à la naissance dans ce billet… aussi bien dans le rôle de celui qui regarde que dans le rôle de celui qui est au coeur de l’action.

    1. Joelle Auteur de l’article

      Comment ne pas y penser?
      Il est probable que j’ai écris en y pensant 😉 et du coup, tout dans ma prose y fait penser… Particulièrement à quelques personnes qui me connaissent grâce à quelque traversée 🙂

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