« Mais enfin le plaisir spécifique du voyage n’est pas de pouvoir descendre en route et s’arrêter quand on est fatigué, c’est de rendre la différence entre le départ et l’arrivée non pas aussi insensible, mais aussi profonde qu’on peut, de la ressentir dans sa totalité intacte, telle qu’elle était dans notre pensée quand notre imagination nous portait du lieu où nous vivions jusqu’au coeur d’un lieu désiré, en un bond qui nous semblait moins miraculeux parce qu’il franchissait une distance que parce qu’il unissait deux individualités distinctes de la terre, qu’il nous menait d’un nom à un autre nom (…) »
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Editions Gallimard 1988, Bibliothèque de la Pléiade n°101, ISBN 2-07-011136-9
Le murmure perçu la journée passée s’était amplifié, il était devenu plus perceptible, il avait envahi ma conscience et résonné de multiples échos : il fallait que je ralentisse, il fallait que je marche beaucoup moins, l’arrivée était trop proche, je n’avais pas du tout envie de raccourcir mes vacances.
Raccourcir les vacances?
Oui, risquer d’arriver trop vite au but, c’était risquer une rentrée prématurée dans la routine au long cours.
Je sais trop bien qu’un objectif atteint me laisse dépourvue de sens pendant un temps certain.
Il était donc urgent de trouver une solution pour ralentir.
Comment?
Mon plaisir est entièrement contenu dans « je me lève le matin et je marche. Je marche jusqu’au soir, puis je dors, puis je me lève et je marche… etc… »
Comment, alors me contenter en marchant de plus courtes heures?
J’avais toute la journée pour inventer un nouveau plaisir, pour trouver le moyen d’avancer « à moitié » et prolonger les vacances au moins une semaine encore.
Gourmandise.
Il faisait frais, le ciel était à la fois clair et menaçant, la tente était à peine humide d’une légère rosée, les chasseurs étaient déjà chassant et pour commencer je pliais avec attention, allant venant, admirant les fleurs, contemplant le vol des oiseaux, dispersant les minutes à qui mieux mieux afin de gagner du temps de vacances!
J’ai réussi à partir tard.
En descendant sur Ordiarp, l’animation montait, c’était jour de fête au village.
Il y avait foule autour du fronton et personne à l’église.
Comme en pays étranger, j’ai eu l’impression d’être scrutée par tout le monde sans que personne ne me voit.
Etrange impression, certainement renforcée par le caractère montagnard du village.
La pluie restant confinée à l’intérieur des nuages, les chemins étaient presque « essuyés », de moins en moins glissants.
Très souvent la vue était dégagée, beaucoup plus que les jours d’avant.
Dans un paysage où le relief prenait à nouveau de la hauteur, les animaux pâturaient en liberté. Plus d’une fois alors que je pensais m’octroyer une pause au passage d’un col, je devais me rendre à l’évidence : la place au soleil était occupée, parfois par les vaches, parfois par les brebis et d’autre fois par un cheval ou un âne. J’essayais alors de me faire transparente et impalpable pour passer à leur côté sans les déranger et je cherchais plus loin une place propice à la contemplation.
Une fois franchi le col de Napale, alors qu’il était encore tôt, tout s’est obscurci progressivement. Je n’avais pas encore vu le panneau indiquant un nom de village qu’un grain s’abattait et qu’un autre menaçait déjà.
Sur ma droite une ferme à l’architecture basque traditionnelle indiquait sa vocation de « gite ».
Je la dépassais royalement avant de revenir sur mes pas pour l’admirer.
Dans la prairie d’en face, une splendide brebis face noire m’incita à sortir l’APN tant la courbure de ses cornes me rappelait l’image brodée sur les « couvertures mérinos » de mon enfance.
C’est à ce moment précis que j’ai senti une présence humaine dans mon dos : dans la cours de la ferme, un homme était là.
Et d’une je l’ai salué, et de deux, je l’ai interrogé au sujet de la race de la brebis.
Et de trois…
Pourquoi ce trois?
Je sais pas.
Une inspiration soudaine!
Et de trois, je lui ai demandé s’il y avait de la place pour dormir.
Ce fut oui.
C’est ainsi que pour le prix d’une place au camping, je me suis retrouvée sous un véritable toit avec la promesse d’un souper chaud et d’un petit déjeuner en famille.
La solution était donc là : s’arrêter tôt, poser le sac à l’abri, partir marcher encore et revenir pour souper et dormir.
L’hôtesse était aimable, nous avons un peu bavardé de tout et de rien. Elle me confirma qu’il y avait très peu de passage en ce moment, son dernier « client » datait de la quinzaine précédente.
C’est en déposant le plateau-repas du souper, qu’elle me fit part du scoop de la journée : « Mon mari vient de me dire qu’il a vu passer trois filles… Avec vous, ça fait drôlement du monde en une journée! »
Trois filles?
J’ai immédiatement pensé aux trois filles croisées l’autre jour, sans doute avaient-elle prévu de randonner en boucle?
Mon repas avalé, j’ai fait la vaisselle et cherché de quoi bouquiner, même n’importe quoi. Il n’y avait rien d’autre que la vie du Saint Michel local… C’était toujours un truc de plus d’appris.
Dehors la pluie tombait dru.
J’étais super contente d’être bien à l’abri.
Je savais déjà que le lendemain j’allais marquer la fin du GR78 en n’allant pas plus loin que Saint-Jean-Pied-de-Port.
Le temps s’étire aussi facilement que le sucre se file… s’en apercevoir et l’observer est un simple délice!
A suivre…
Je me demande… était-ce parce que tu as choisi le chemin du bas que tu craignais d’arriver trop tôt ? Parce que tu avais estimé ton périple d’un mois en passant par la montagne ?
Il est certain qu’en passant par « en bas » le dénivelé restant faible il était possible d’avancer beaucoup plus vite.
En fait, chaque année je prévois un mois de vacances et donc la balade qui correspond et chaque année je termine en trois semaines +/-
Ce qui se passe, c’est que je doute tellement fort de réussir à atteindre le but envisagé que je mets les bouchées doubles jusqu’à la veille de l’arrivée. Oui… généralement la veille de l’arrivée, je doute moins de ma capacité à arriver 😀
Ce qui était nouveau cette année, c’est que j’étais à pieds, donc les conditions météorologiques avaient moins d’influence. Elles pouvaient être désagréables et ce fut le cas mais plusieurs itinéraires étaient possibles. Sur l’eau, il n’y a qu’un chemin pour aller d’un point à un autre et si la tempête est là, si le vent est contre, il faut s’arrêter, il n’y a pas le choix… Et c’est parce que j’étais à pieds, qu’une fois choisie la voie d’en bas, je pouvais assez précisément calculer le nombre de jours nécessaires pour la parcourir, donc savoir qu’au rythme où j’allais, j’arriverai bien trop vite! 🙂 Je sais pas si je suis claire, là? 😉
Oui, c’est plus clair 🙂 Et du coup je comprends mieux le passage suivant « A mi chemin du temps de vacances que je m’étais accordé, en regardant la carte, plus de la moitié de la traversée semblait accomplie. Pour autant, aucune certitude ne venait supplanter le doute qui m’habitait. » du jeudi 14 septembre.