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Le monde d’après

« Ils peuvent tout faire entrer dans leurs calculs sauf la grâce, et c’est pourquoi leurs calculs sont vains. » (Christian Bobin, Ressusciter, Gallimard, 2003)

Il suffit d’ouvrir la radio (j’suis pas très télé!) pour entendre s’égrainer des listes de chiffres, de statistiques, de probabilités. Depuis quelques temps, avec la même tactique comptable, le sujet a viré, passant du décompte des morts au décompte de l’argent public emprunté à la pelle, voire à celui du nombre de manifestants suivant des rassemblements interdits!
De grâce, il n’en est jamais question dans ces échos là.
Pourtant grâce il y a.

Depuis que j’ai réussi a exfiltrer ma pirogue du hangar dans laquelle elle avait été confinée d’urgence, avant même que je n’aie pu lever le petit doigt pour lui éviter le pire, elle se promène entre le jardin du Cormier et la plage, tranquille, sans « désinfectation » avant de tremper dans l’eau, avec un simple dessalage en rentrant au jardin.

Depuis ce moment, mon « monde d’après », c’est 120 km AR 3 fois par semaine pour m’adonner au plaisir de n’avoir que l’horizon en point de vue.
Après moi le déluge… je suis juste humaine comme tout un chacun.

Soyez rassurés, hors ces 360 km par semaine, je n’use que les freins de mon vélo et je renforce mes petits mollets car j’ai abandonné la facilitation électrique au profit de la légèreté d’une bicyclette basique.

Et donc, je suis plus que jamais chercheuse à la poursuite d’une grâce insaisissable!

Hier par exemple, en posant mon va’a au bord de l’eau :
Dans la lumière matinale,
Je n’ai eu de cesse que de capter l’essentiel.
J’ai écouté le souffle du vent, admiré le soleil dansant à la surface de l’eau, aimé toucher la douceur sur mes épaules nues,
L’instant fut magique et merveilleux.
Juste devant des goélands pêchaient, dans un joyeux désordre, en apparence bien organisé.
J’ai pointé mon bateau dans leur direction, je l’ai posé sur le flot et tout en le poussant vers le large, j’ai posé dans l’élan mon arrière train sur le siège.
Puis…
Museau au vent, j’ai frémis de joie.
J’ai mesuré deux des plus précieux privilèges dont je dispose : un lien indéfectible avec la solitude et un goût intense pour la liberté.
L’un ne va pas sans l’autre.
Puis, en douceur j’ai posé le premier coup de pagaie.
Pas un humain à l’horizon.
Seulement le vent, le ciel et l’océan.
Je suis partie face au vent, face au jusant, frôlant les rochers à la quête d’un contre-courant porteur.
Simple bonheur.
J’ai pensé aux copains soumis aux contraintes citadines, aux limitations de libertés d’aller et venir autour des bateaux.
J’ai pensé au monde.
J’ai pensé à tout.
Puis à rien.
Et j’ai décollé!
Quelque part à l’interface entre l’eau et le ciel.
Dans un monde parallèle que je connais bien et donc j’ignore tout.
Etait ce un coup de folle sagesse proposé par la grâce?

Beaucoup, beaucoup plus loin, les remous d’une pointe m’ont ramenée à la réalité, j’étais en face du clocher de Sainte-Marie.
Il était temps de rentrer.

Poussée par le vent, portée par la jusant, caressée par le soleil montant vers son zénith, j’avançais rapidement alors que j’allais sans hâte vers le reste de la journée.
Retrouver les gens, la vie « normale », les chiffres des kilomètres sur le compteur de la voiture, la quantité de carburant restant, les prix de la nourriture au supermarché, le nombre de mails tombés en mon absence.
Des chiffres et des nombres.

En fin de journée, enfin, j’ai poussé la porte de mon hâvre, au coeur de Nantes.
Délicieusement.
Malicieusement, le numéro de la rue est le numéro qui fut celui de la rue où est né mon père et où j’allais visiter mes grands parents, c’est aussi le numéro de la maison où habitaient mes parents.
Dans une ancestrale tradition, c’est le nombre symbolique de l’alliance.


Mercredi 10 juin 2002, huit jour après la deuxième phase de remise en « liberté conditionnelle », un mois avant la fin programmée de l’état d’urgence sanitaire établi en France le 23 mars 2020, cinq mois probables sous un couperet « sécuritaire donc liberticide » conservé!

Vendredi 15 septembre, étape 16

« Eprise de ses fruits,
Distraite jour et nuit…
Voulez-vous une orange,
Voici tout l’oranger ;
Voulez-vous une plante,
Voici tout le verger.
Allongez-vous la main
Pour saisir une rose,
La terre n’en sait rien,
Vous n’êtes pas en cause.
Elle songe en son sein
A de nouvelles roses,
Cachant mille couleurs
Dans sa boueuse gloire
Où les futures fleurs
Sont encore toutes noires.
Jules Supervielle, La terre, in La fable du monde, Editions Gallimard, 1938, collection Poésie/Gallimard 1987, ISBN 978-2-07-032441-5

La fin du voyage se profilait, c’est un fait qui échappait encore totalement à ma conscience.

Tandis que je rédige jour après jour les billets qui s’affichent jour après jour, je chemine à nouveau, de loin. C’est à dire que connaissant la suite, je visite les sensations sous un nouvel angle, avec un nouveau point de vue. Il est facile de faire des corrélations, de dire « oui, c’est normal », « ben oui, évidemment » tandis que lorsque j’étais dans l’action du cheminement, j’étais dans la découverte constante, dans l’instant présent toujours.

Certains jours comme aujourd’hui, j’aurais envie de voir apparaitre des « like » comme sur les réseaux sociaux. C’est drôle, les réseaux sociaux, les gens passent à toute vitesse, ne lisent pas grand chose, mais ils laissent une trace de leur passage, même si c’est seulement l’image qu’ils ont regardé… et du coup, « ça » donne presque l’impression d’être dans le monde.
Là, quand je regarde « NewStatPress » je vois les robots qui passent et repassent.
Chaque matin, je fais le ménage, supprimant des dizaines et des dizaines « d’abonnés » fantômes, mettant à la corbeille tous les commentaires qui me proposent de quoi b(a)nder plus efficacement, de quoi faire pousser mes cheveux, de quoi améliorer les performances de tout ordre.
Les bas-fonds de la réalité virtuelle sont sans fioritures.

La réalité du chemin est semblable à la vraie vie, entre monts et vallées.
La solitude est constante.
De même que j’écris face à moi-même, je marche face à moi-même.
Je sais que je suis dans le monde, je sais qu’il y a du monde autour, je pense aux gens qui me sont chers, je sais que les personnes qui me sont chères pensent à moi de leur côté, mais c’est tellement impalpable.
Marcher, écrire, c’est accepter tout ce qui est invisible, le comprendre, s’en nourrir sans jamais connaitre la satiété.
Il faut avoir faim pour avancer.
Faim d’une certaine faim.
Pas de cette « envie de manger » qui conduit direct au drive du premier fast-food!

Car pour faire écho à la citation de Comte-Sponville posée dans le premier billet, quel est le besoin réel ?
Je dirai qu’il s’agit de chercher une gourmandise joyeuse, d’explorer avec une curiosité enfantine, d’avoir, chevillé au corps, la certitude que le plus beau est à venir.
Pas simple à expliquer…
Mais fi de digression, je reviens sur cette quinzième étape!

La fin du voyage se profilait, c’est un fait qui échappait encore totalement à ma conscience.

Le ciel était limpide.
Au loin, le Pic du midi d’Ossau était visible, puis il s’est voilé, comme pour dire « OK tu peux y aller, il n’y a plus rien à voir ».

Jusqu’à Oloron Sainte Marie, la randonnée était fort bucolique.
Tout a fait apaisée, totalement soulagée, mon pas était léger, les averses ne me touchaient plus, il y avait « je sais pas quoi » de nouveau et c’était délicieux.

Une fois la ville passée sans qu’aucun commerce n’ait été placé le long du passage, c’était la plaine, vraiment la plaine avec ses champs de maïs, ses vaches en boite, ses chemins plats.

A Moumour, place de l’église, il y a l’épicerie de Marie-Pierre.
Et il y a Marie-Pierre.
Comme j’étais fort dépourvue en regardant les rayons plutôt vides, n’ayant aucun besoin de ce qui s’y trouvait au moment précis où je cherchais un nouveau tube de lait concentré, j’ai eu envie d’honorer la résistance de ce petit commerce de proximité. J’ai acheté un paquet de biscuits et une boisson gazeuse.
Marie-Pierre m’a proposé un café, croyant certainement que j’étais pélerine…
Ce n’était pas vraiment l’heure du café, j’ai refusé avec cet argument et je suis sortie pour me délecter de la boisson sucrée. Elle m’a suivi et nous avons conversé, elle me racontant ce que lui rapportent les « pèlerins », fière de garder ouverte sa boutique et fatiguée cependant « J’ai 65 ans, ça fait du boulot, mais après moi, il n’y aura personne. »
Un petit garçon est arrivé pour acheter des bonbons comme j’achetais autrefois des « mistrals gagnants » dans une boutique où la dame me saluait par mon prénom.

C’était doux.

Douce, légère, bucolique, ainsi la journée pouvait se résumer à l’heure où je m’installais au bord du gave d’Oloron un peu à l’écart d’Aren.

J’ai longtemps contemplé le soleil couchant qui caressait un tas de cailloux que j’avais monté dans le lit de la rivière, puis il n’est resté que le murmure de l’eau et les hululements des oiseaux de nuit.
Un poème à écouter avant de s’endormir…

A suivre