Et le cheval vint à moi – 2

J’avais dix ans et j’avais envie de monter à cheval.
Pourquoi ?
Difficile question.

Rien n’était comme aujourd’hui.
Des anecdotes sont rapportées dans le -1-, il y en a d’autres.

Par exemple, les boucheries chevalines commençaient à disparaitre mais celles qui subsistaient étaient décorées avec de belles images de chevaux de course et j’aimais y entrer. Ca parait fou vu d’aujourd’hui, non?
Pas à l’époque.
Manger du cheval rendait fort, c’était un véritable luxe.
J’avais été très malade (presque une année scolaire sans mettre les pieds à l’école) et ma mère avait tout essayé pour me redonner la santé. En particulier, elle achetait de la viande de cheval qu’elle pressait pour en extraire le jus et me le faire boire quand « rien ne passait ». Aujourd’hui « on » fait l’éloge des cures de fer en comprimés, à l’époque c’était pareil mais différent!
Donc en cette fin des années 1960, je regardais avec plaisir les magnifiques têtes dorées qui surplombaient les boucheries chevalines et si d’aventure la vitrine affichait quelques photographies de coursiers, je restais devant, rêveuse.

Les chevaux avaient disparu du paysage urbain, le laitier passait à vélo pour vendre sa crème, son lait et ses délicieux fromages frais ; plus aucune charrette hippomobile n’était visible, l’armée était désormais totalement motorisée, des fusées partaient dans l’espace, les chevaux étaient devenus inutiles.
A la campagne, je marchais parfois des heures en suivant les traces d’un sabot et parfois, la chance me souriais, j’arrivais devant un pré où un énorme cheval de trait dormait sous le bourdonnement des mouches qui lui collaient au corps. Je ne résistais pas au plaisir de rester sous l’effet enchanteur de son souffle, penser aux inévitables remontrances des parents inquiétés par ma trop longue absence ne servait à rien, il fallait que je profite un peu. Je me souviens de l’odeur qui restait sur mes doigts les jours où j’avais eu l’audace de tendre le bras pour… toucher. C’était un mélange de fragrances que je n’arrive pas à retrouver, peut-être en raison de l’artificialisation des prairies.
Lorsque je prononçais le mot « cheval » à la maison, ma mère disait quasi systématiquement : « Elle doit tenir « ça » de son arrière grand-père. »
L’arrière grand-père, c’est celui qui est sur la photo.
Un beau jour maman fit sortir d’un tiroir une collection de photos sur plaque de verre datant de la guerre de 1914. Et elle sortit aussi une visionneuse en beau bois verni. En posant les yeux en face du binocle, les photos prenaient une apparence 3D juste magique. Et surtout au milieu des innombrables photos de guerre, il y avait celle du « Commandant » sur son cheval. J’avais donc un ancêtre et bourgeois et de fait… commandant à cheval.
J’ai rapidement subtilisé les quelques plaques où figuraient des chevaux.
Et dans le secret de ma chambre, je les regardais.
Un jour j’allais monter à cheval moi aussi, c’était certain.
Et puis, je savais qu’il existait un manège en ville puisque les filles du lycée en parlaient.

Rien n’était comme aujourd’hui.

Les enfants étaient tenus loin des affaires d’adultes, en particulier en ce qui concernait les histoires d’argent. Les prix n’étant pas affichés, je n’avais aucune conscience de la valeur des choses même si j’avais bien entendu que le manège était réservé aux riches et que nous n’avions pas les moyens.

Ma mère me donnait chaque semaine de l’argent pour payer le bus qui menait au lycée.
Sans rien lui dire, j’y allais à pieds et je commençais à remplir ma tirelire.
Patiemment.
Ma mère était ravie de me voir partir très à l’avance, j’inventais de bonnes raisons « scolaires » à ce besoin de prendre tant d’avance…

Un beau jour, certainement rouge d’un mélange de honte, de terreur et d’espoir, je me souviens m’être présentée devant mon père et ma mère, la main tendue remplie de l’argent économisé et j’ai tout expliqué.
« Voilà, en fait je vais au lycée à pieds, avec l’argent économisé que voilà je voudrais payer une heure de manège, comment faire? »
J’ai encore dans mes tripes le mélange des sensations ressenties dans cet instant.
Je fondais, je me désagrégeais et j’étais hyper fière en même temps.
Droite et fière, je regardais les parents recevoir ce que j’envoyais.
J’étais prête à tout, même au pire.
La sentence tomba :
« Ma pauvre fille, il n’y a pas assez et puis c’est un club fermé, c’est impossible d’y aller pour une heure seulement. »
Déjà j’avais échappé aux remontrances. Mes parents étaient aimants, à travers leurs mots j’avais bien senti leur impuissance et leur tristesse de ne point pouvoir satisfaire ce qu’ils appelaient déjà « passion ».

Par chance, la révolution était à l’horizon.
Les comités d’entreprises d’inspiration communiste militaient pour un égal accès de tous à tout.
Et mes parents cherchaient de leur côté ce qu’il pouvaient faire.
Ma détermination les touchaient.

Un soir, mon père me demanda de venir le voir « pour parler ».
Son aspect sérieux m’inquiétait.
Ma mère se tenait debout à côté de lui, le visage fermé.
J’ignorais à quoi m’attendre.
C’était très énigmatique.
Quelle bêtise avais-je bien pu faire?
J’essayais de repasser à toute vitesse toute les règles que j’avais transgressé dans les derniers jours, que ce soit au lycée ou à la maison.
Et j’approchais.
Avais-je un autre choix?

Alors, mon père sorti de sa poche une carte rose.
En un éclair je vis le cheval imprimé dessus et les mots incroyables qui entouraient le dessin toutes majuscules sorties : Ecole d’Equitation de La Doua.
Et mon père ouvrit la bouche : « Voilà, je me suis renseigné, mon comité d’entreprise propose des cours à un tarif spécial. Nous pouvons t’offrir ça. Voilà une carte pour dix leçons, une par semaine obligatoire. »

A l’époque, la retenue était de rigueur.
Dans ma famille personne ne disait « je t’aime », personne n’avait ni grande envolée romantique, ni spectaculaire manifestation sentimentale.
Ma mère a esquissé un sourire.
J’ai probablement souri, au moins intérieurement.
Je savais que mes parents avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour me faire plaisir.
Submergée par l’émotion, j’ai balbutié un minuscule merci.
Mon père a ajouté : « On y va mardi soir à 18h »


A suivre.

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