De la complicité

Voilà un mot dont il me faut parler.
Complicité !

Car, en cette époque où « monter à cheval » est presque uniquement une activité de loisir, en cette époque où une certaine afféterie est de rigueur se confortant dans un anthropomorphisme sans bornes, il est de bon ton de déclarer que le cheval est un tendre complice.
Tendre complice !
Les personnes qui me connaissent imaginent déjà que je vais écrire tout un poème autour de ces deux mots en sachant à quel point j’accorde de l’importance à l’étymologie lointaine du mot.
Empr. au lat.poema «poème, ouvrage de vers; poésie» et celui-ci au gr. π ο ι ́ η μ α «ce que l’on fait, d’où: oeuvre, ouvrage manuel; création de l’esprit, invention

Oui, j’utilise aussi cette manière de parler car c’est dans la mode actuelle : je vais jouer avec « mon » cheval afin d’améliorer notre complicité !

Ceci dit, qu’est-ce que ça signifie en vrai ?

En réalité, je sors du pré un cheval qui n’a rien demandé afin de satisfaire mon propre désir, lequel est très très complexe.
Tient, tient…
Complice et complexe dérivent de la même lointaine racine, une vague histoire de tissage, de fils entrecroisés pour former un « tout » d’où il est extrêmement difficile de tirer un fil unique sans abolir le « tout ».

Je reviens à mon loisir équestre.

Je monte toujours le même cheval.
Lui est soumis à deux cavalières principales sans compter les rares jours où il est « prêté » à d’autres personnes. (toujours très gentilles et respectueuses, of course!)
Afin de me sentir « bien » avec ce cheval, j’ai commencé à établir un certains nombre de codes que j’essaie de lui faire intégrer.
C’est à dire que j’exige de lui un effort de mémorisation de « mes codes à moi » alors que je suis bien consciente qu’il a aussi en tête les codes transmis par sa cavalière-propriétaire et qu’il doit instantanément essayer de saisir les codes envoyé par les personnes de passage.
De son côté, il envoie plein de messages, toujours les mêmes, quelque soit la personne qui le sort du pré.
Les chevaux comme tous les êtres vivants envoient des signes, sans y songer, sans rien décortiquer dans les arcanes de leur cerveau.
Chez les humains il est habituel de parler en terme de « langage non-verbal ».
Chez les chevaux, il est habituel de parler principalement en terme de « défenses ».

Dans chacune de mes moindres respirations, lorsque je suis en présence de « mon » cheval, je suis donc intensément attentive aux signes qu’il envoie. Ainsi je capte son refus de soumission, son désir de « bien faire » (pour en finir plus vite, pour obtenir une récompense), son impatience lorsqu’il ne comprend pas le code que je propose, son attention à ma petite personne, sa curiosité pour l’environnement, son soulagement, ses tensions, etc, etc… La liste est infinie.

Et voilà ce qui me passionne, cette relation au vivant au delà des apparences, ce qui se joue, ce qui se passe entre deux êtres vivants entiers, situés, chacun dans son monde.
Je poursuis mon exploration commencée il y a longtemps, une exploration « sur le terrain » comme je l’ai toujours fait au cours de mes traversées, de mes passages de vie.

Ni complice, ni compagnon.

Impossible complice, en fait.
Impossible compagnon puisque nous ne partagerons jamais un repas (cf étymologie du mot compagnon), nos régimes alimentaires étant aussi différents que notre aspect physique.

Par choix de ma part,
Par non-choix de la sienne,
Nous tentons d’établir une relation,
Une relation la plus confortable possible pour chacun de nous,
La moins pire dans le cadre défini,
Donc.

PS : incapable d’échapper à toute réflexion anthropomorphique, je me dis souvent que le cheval est comme un enfant (vis à vis des adultes qui s’affirment « responsables » de lui), il n’a pas d’autre choix que celui d’essayer de plaire, coûte que coûte.
L’enfant rebelle qui vit encore au fond de moi est formidablement compréhensif de « ça »!

6 réflexions sur « De la complicité »

    1. Joelle Auteur de l’article

      Se leurrer, se bercer d’illusions, je vois de quoi il s’agit.
      Faire en conscience, c’est un concept flou, non?
      En tout cas, j’ignore vraiment ce qu’on peut se dire ou non et dans quel but.
      Je connais mes besoins et mes exigences, certainement parce que j’ai déjà traversé un bon bout de vie. Parmi mes exigences, il en est une qui revient quasi quotidiennement : en toute choses aller puiser à la source et repousser à grande eau les croyances qui ne demandent qu’à s’installer. 😉

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      1. Frédérique

        Oui, en conscience c’est un peu galvaudé car servi à toutes les sauces.
        Je vais essayer de préciser : savoir réellement pourquoi on fait quelque chose ? Comment elle nous nourrit ? Ou en quoi cette chose rencontre nos exigences qui sont tout à fait personnelles et propres à chacun ? Mais sans essayer de se leurrer, sans faire de projection. Rhaaa, pas facile !!!

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  1. Frédérique

    Merci pour ta réponse éclairante. Elle aussi me pousse à plus de réflexions.
    La première que je le fais est que peut-être je suis trop bercée par l’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux… car au travers de tes lignes je suis renvoyée à une réalité plus crue : il s’agit bien de dominance. Mais pour assoir cette dominance, il faut faire comprendre au cheval qui est le maître. Comme n’importe quel être vivant le cheval va éviter la douleur et donc, il me semble que cette dominance ne peut passer que par la coercition lors du débourrage… so much for the relationship ! Me voilà revenue sur Terre loin du monde des bisounours. Et je note que les specimens réfractaires finissent à l’abattoir. C’est triste parce qu’autant quand le cheval était un outil de travail, je peux envisager de comprendre que l’animal réfractaire finisse en rôti, autant maintenant où le cheval est un loisir, ça me choque… Effectivement aucune moto ne finirait à la casse parce qu’elle ne se soumet pas. Et hop, me voici encore ramenée à la réalité des choses.

    Partant de là je comprends que la complicité avec un cheval est un leurre. Et du coup je m’interroge : peut-on alors parler de réelle complicité avec un chien ou un chat ? Je ne connais pas assez le monde équin pour transposer. Il est clair qu’on ne demande pas la même chose à un chien/chat qu’à un cheval. Pour autant s’agissant d’un chien, une dominance doit être établie. Quant aux chats, si l’on en croit Internet, ils ont des velléités de devenir les maîtres du monde

    Je note également que tu dis que beaucoup de cavaliers montent à cheval comme s’ils montaient un engin mécanique. Dans ce cas, je m’interroge : qu’est-ce qui fait alors que quelqu’un se dirige vers l’équitation ? Généralement, c’est une passion… les cavaliers que je connais « aiment » les chevaux. Si c’est vrai, pourquoi ne pas chercher alors à établir une vraie relation, ce qui fait la richesse et une grande différence par rapport à un engin mécanique ? Est-ce que cela est enseigné ou abordé dans les centres équestres ? Parce qu’au risque de soulever des huées, je préfère alors piloter ma moto quitte à polluer. Sans relation, monter à cheval équivaut à consommer (profiter de sa dominance vis à vis de l’animal, mais aussi acheter les friandises, l’équipement et tutti quanti, faire tourner la boutique du centre équestre éventuellement).

    Un beau retour à la réalité des choses ! Cela remet les choses en place ! Merci pour ça.

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  2. Frédérique

    J’avais entamé cette lecture avant ma journée consacrée à la moto, comme souvent… cette journée était particulière puisqu’il s’agissait de conduite en conditions d’adhérence réduite… comprendre moto tout-terrain. Environnement boueux et parsemé de bosses. À cheval sur la monture mécanique de prêt, en franchissant les bosses (je n’aurais pas la prétention de dire que je les ai sautées, je n’ai pas le niveau), j’ai pensé aux sauts d’obstacle à cheval.

    La journée étant finie, j’ai recommencé depuis le début ma lecture.
    A chaud, j’ai encore des similitudes avec la moto qui me viennent… et des différences aussi.
    Je ne parlerai pas de complicité avec une moto qui reste un objet inerte mais faire corps, ça oui. Être à l’écoute, aussi, mais cette écoute va dans un seul sens, la moto étant faite par construction pour réagir aux gestes du pilote… ou parfois ce sont les lois de la physique qui prennent le dessus (la gravité ou la force centrifuge par exemple).

    La richesse de l’échange avec l’animal vient de la réciprocité. Mais il est vrai que le cheval n’a rien demandé. Cette phrase « En réalité, je sors du pré un cheval qui n’a rien demandé afin de satisfaire mon propre désir, lequel est très très complexe » me pose vraiment question… elle me renvoie la notion de domination, alors que je préfère largement la complicité… et pourtant tu dis que la complicité est impossible. Le rêve s’évanouit. Est-ce que je me berce d’illusions sur la relation cheval-cavalier ? Ne peut-elle jamais être réellement complice ?

    Et dans le post-scriptum… « incapable d’échapper à toute réflexion anthropomorphique, je me dis souvent que le cheval est comme un enfant (vis à vis des adultes qui s’affirment « responsables » de lui), il n’a pas d’autre choix que celui d’essayer de plaire, coûte que coûte. » : pourquoi le cheval voudrait-il essayer de plaire coûte que coûte ? L’enfant développe une relation profonde avec ses parents, mais le cheval ? Qu’est-ce qui le pousserait à plaire à un humain ?

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    1. Joelle Auteur de l’article

      Merci pour ce commentaire qui m’a entrainé dans de multiples réflexions.
      Tout d’abord, la comparaison avec la moto est tout à fait justifiée.
      En effet, il s’agit de s’asseoir à califourchon sur une selle et de piloter une monture dans les deux cas.
      Dans les deux cas, une certaine quantité d’adrénaline peut couler à dose plus ou moins forte. Pour avoir eu la chance de chevaucher des pur-sangs de course, je sais ce que signifie la sensation de puissance ronflante dont il est préférable de garder le contrôle… Effectivement, les 500kg d’un cheval sont aussi soumis aux « états d’âme » de l’animal, ce qui n’est pas le cas d’un engin mécanique, là est la différence. Et là est aussi la ressemblance car si aucun cheval ne va débouler à 200km/h, il peut tout bonnement décider de virer son cavalier et en plein galop de course (50à 60km/h), ça peut faire mal! Heureusement, les chevaux sont gentils par nature. Les chutes sont bien plus souvent à mettre sur le dos des cavaliers qui perdent l’équilibre tout seuls! Gravité et force centrifuge aussi…Encore une similitude.
      C’est amusant de parler d’adhérence réduite pour la « conduite tout terrain ». A cheval, j’utilise au maximum les variétés du terrain afin de stimuler l’intérêt du cheval et de tester sa confiance. Fortes pentes et fortes descentes font mon bonheur, il ne s’agit jamais de sauter mais toujours de garder l’adhérence même si dans une forte pente, le cheval se met quasiment « sur le cul » pour parfois laisser déraper en style toboggan :-D. Là où loge l’actuel appaloosa, j’ai de quoi faire et il y a aussi pleins de gués remplis de « pièges » ;-), j’adore.

      J’ai éliminé la notion de complicité qui lexicographiquement parlant me parait impropre, j’ai parlé de relation à établir avec l’animal. Lui ayant sa propre perception d’herbivore et moi ma perception d’humain formidablement cortiqué de manière à élaborer une pensée infinie.
      Donc la réciprocité si elle existe se situe dans la relation. Je tiens un bout de la relation, le cheval tient l’autre. Que je vienne à lâcher la mienne et le cheval ne comprend plus ce que je fais à l’ennuyer sur son dos, qu’il lâche la sienne et il devient incontrôlable pour moi car je ne fais pas du tout le poids : impossible de le mouvoir s’il refuse, impossible de l’arrêter s’il veut fuir! Dans les deux cas, sans relation réciproquement acceptée, le cheval est plus fort.
      Alors, monter à cheval en sécurité (toujours relative) exige de percevoir la réalité d’une relation.
      Et, c’est toujours une relation de pouvoir qu’exerce le cavalier qui a BESOIN d’avoir la certitude de la soumission de sa monture.
      Le pouvoir s’exerce de manière « douce » à l’aide de friandises, de récompenses, en valorisant la recherche du plaisir par l’animal.
      Le pouvoir peut aussi s’exercer par la force, à grands coups de fouet (chambrière) de cravache (ce mot est désormais banni au profit de stick… ca me fait vraiment rire car le résultat est le même) voire d’éperons et mille artifices que les humains sont capables d’inventer. Dans ce cas, le cheval va se soumettre tristement à la recherche d’un tout petit plaisir venant de l’absence de punition.
      Les chevaux qui refusent définitivement toute relation sont déclarés inaptes à l’équitation et finissent à l’abattoir.
      Clairement aucune moto qui ressemble à une moto ne finira à la casse pour une simple question de relation et de pouvoir moral non établi par un propriétaire.

      Beaucoup de cavaliers montent à cheval comme ils monteraient un engin mécanique : pour avoir l’opportunité de se déplacer en étant portés. C’est dire la facilité de la soumission de la plupart des chevaux qui sont incapables de fomenter la moindre rébellion une fois qu’ils sont « domestiqués ».
      Mais évidemment, la consommation galopante leur offrant mille possibilité de consommer, de s’offrir des bonbons chevalins, des licols à paillette, des tapis de selle étoilés voire amortissants, des chaussures plus confortables que les fers, des embouchures « douces », des centaines de « soignants » tous plus performants les uns que les autres, les cavaliers sont certains de leur amour (en fait aimance… ), de leur tendresse envers l’animal, etc, au point de la lire dans le miroir des yeux de l’objet de leur « amour »…

      En digression finale, dans la prose de l’article, j’avais abordé l’enfance et j’ai bien lu la questionnement que tu poses à la fin de ton commentaire. Peut-être ai-je apporté un peu d’éléments de réponse dans ce qui précède en ce qui concerne le cheval. A mon tour de m’interroger au sujet de la « profondeur » d’une relation et aussi au sujet de la certitude de l’établissement définitif (?) d’une relation « parent-enfant » basée sur la quête du plaisir.

      Pour conclure (provisoirement), pas plus tard qu’hier soir, nous parlions au sujet de mon côté hyper factuel avec des invités dans mon antre.
      Et je leur disais, que du loin des années qui s’accumulent, c’est justement parce que je suis tellement factuelle, tellement ancrée dans la vie vraie sans la moindre fioriture, que j’ai la capacité de décoller et de m’envoler très haut. Je vis au gré des vagues, sans craindre de me faire rouler, égratigner parfois sur la rudesse des fonds invisibles, tellement heureuse quand dans une éclaboussure d’écume je peux partir au surf pour quelques secondes, que je recherche ce plaisir sans me lasser, coûte que coûte. 🙂

      Et en clin d’oeil à une lectrice, je pourrais citer Lacan pour expliquer mieux :
      « Il n’y a pas d’autre définition possible du réel que : c’est l’impossible ; quand quelque chose se trouve caractérisé de l’impossible, c’est là seulement le réel ; quand on se cogne, le réel, c’est l’impossible à pénétrer. »
      In : Conférence au Massachusetts Institute of Technology (02/12/1975), parue dans Scilicet, 1975, n° 6-7, pp. 53-63
      Cette citation est fréquemment simplifiée en quelques mots : le réel c’est quand on se cogne 😉

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