Sous la blouse, la peine

 

Réunion hier entre les murs d’un centre universitaire où se trame la vie des gens, futurs vivants, futurs mourants.
L’appel des mots devait être sonore pour attirer autant de monde, à moins que le buffet promis n’y soit pour quelque chose, est-ce que je sais, moi ?

Il y avait les « futurs » avec des visages d’enfant, beaucoup de jeunes femmes maquillées juste comme il faut, habillées simplement, juste comme il faut.
Il y avait les « tout frais » délicieusement impliqués, naturellement aiguillonnés par la merveilleuse tâche qu’un diplôme acquis dans la douleur leur déroule sur tapis rouge.
Et puis, il y avait les autres.

Il y avait toutes ces personnes usées qui forment le cœur de la cohorte, participent à la formation de la relève et cueillent les honneurs à chaque carrefour.
Ces autres, dépourvu de la blouse qui les fait briller, étaient hier soir de tristes souffrants.

Les mâles dans leur costume d’homme sérieux cachaient un peu leur jeu.
Les mâles sont pudique, on le sait.
Il faut un œil attentif pour dénicher les mains qui tremblent désespérément en approchant d’un buffet sans alcool. Il faut un oreille attentive pour décrypter la sourde haine qui dégouline à l’approche d’un pair. Il faut des sens aiguisés pour débusquer les ombres étincelantes qui éclatent d’un petit four à l’autre.
L’attention, mon attention avait été alertée simultanément à l’entrée décidée d’une personne que je n’avais pas vue depuis des années. Elle s’avançait droit en ma direction, un salut cordial tendu au bout d’un sourire.
Visiblement elle me connaissait bien et était contente de me trouver là.
De mon côté, j’avais instantanément mis toutes les mémoires en mode « recherche » sans trouver sur le coup le « bon mot clé » à taper.
Cette personne, aussi ronde que haute, mal coiffée et mal boudinée dans des vêtements sans goût ne me rappelait pas grand chose. Fait remarquable, j’avais la plus grande difficulté à ramener un quelconque souvenir alors que dans le même temps, ses paroles évoquaient un réel « autrefois » que nous avions partagé !
En fait, j’étais submergée d’émotions par son changement physique, par ce mur si épais qui s’était construit tout autour de ce que j’avais connu… car oui, le moteur de recherche avait fini par rendre un verdict : nous avions été « collègues » et c’est une personne remarquablement connue dans le microcosme !

Evadée depuis un bon bout de temps d’entre ce genre de murs, je me sentais tellement différente, hier soir.
Et puis, j’avais l’avantage d’avoir la tranquillité de la patiente qui n’attend rien de plus que la patience. Mon discours était prêt, bien léché. Les affres de la production étaient loin. Par jeu, je passais en revue les personnes qui s’installaient dans l’amphithéâtre. Dans le brouhaha qui murmurait, les différences s’affirmaient entre les groupes qui se constituaient, bien alignés dans les rangs.


Il y avait les autres.
Il y avait toutes ces personnes usées qui forment le cœur de la cohorte.

Mèche moles sur teint gris, xanthélasma et embonpoint androïde devant à droite ; cheveux trop teints tirés, cernes creusées et épaules chargées sur la gauche ; mise en plis parfaite, couleur bileuse et agitation vindicative au centre, etc, etc… Et cette haleine chargée de trop de cigarettes de celle qui venait à l’instant de me saluer…

Hier soir était un étrange exercice qui me laisse un goût triste.
Triste de toutes ces souffrances accumulées
Triste de l’enfermement volontaire constaté.

Et lorsque devant le buffet, une de ses personne m’accosta d’une phrase, juste après avoir évoqué un « presque burn-out » avec son interlocutrice précédente  : « tu as quel âge, toi ? », enchaînant sans attendre ma réponse : « parce que tu vois, moi, je vais avoir 60 ans, et tu sais, je ne me vois pas arrêter », que répondre ?

Rien !

« Il y a les vivants, ils y a les morts et il y a ceux vont sur la mer » dit une phrase dont on ignore la provenance.

J’aime bien cette phrase !

 

10 réflexions sur « Sous la blouse, la peine »

  1. Frédérique

    Après avoir écrit et appuyé sur envoyer, j’ai craint d’être complètement hors sujet ou d’étaler la vie de moi-je… ouf ! Je suis soulagée de voir que ce n’est pas le cas.
    Mais ne nous méprenons pas : il me reste beaucoup de travail à faire 😀 , tout le temps, chaque jour !!
    Si je suis fière quand même (bien oui 🙂 ) du chemin parcouru, je trouve qu’il se fait beaucoup trop lentement à mon goût, que je mets trop de temps à assimiler les leçons… te souviens-tu comme je suis pressée 😀 😀
    Tu m’as souvent accompagnée sur ce chemin et encore aujourd’hui, de près comme de loin, même sans que nous échangions directement ou indirectement, et pour cela, je Te remercie.

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    1. Joelle Auteur de l’article

      Juste en passant… J’ai intensément conscience de n’être rien de plus qu’une passeuse de vies, en ce sens que je ne « fais » rien de bien palpable, rien de plus que « les autres » en fait ; sinon peut-être « laisser faire », « laisser circuler » et donc parfois « agiter » ou « laisser reposer » pour que le cours suive son cours…
      Bref… j’aime les commentaires, ils m’inspirent et me permettent d’aller plus loin.
      Finalement, il n’y a que du partage dans nos cheminements, du partage pour de vrai! 🙂 🙂 🙂
      J’aime ça!

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  2. Frédérique

    Ce billet trouve en moi beaucoup d’échos, que je vais essayer de mettre en mots, si j’y arrive.

    Il y a longtemps que je me pose la question de savoir ce que je fais « là, ici-bas ». En fait, la question m’a assaillie un certain moment de la vie. Je me revois, en amphithéâtre, dans cette école supérieure, il y a 20 ans… mais qu’est-ce que je fais là ?

    La question est revenue, très régulièrement, au fil des ans, jusqu’à en devenir douloureuse. Très douloureuse, car je ne comprenais plus le sens des choses de ce monde, car tant de choses me heurtait. Trop de sensibilité en moi, depuis toute petite. Bref. Une fois, je m’en suis épanchée auprès de toi Joëlle, t’en souviens-tu ? Peut-être pas, sûrement pas. Je me suis épanchée auprès de toi de mon incompréhension de ce monde, mais aussi de cette immense peine que je ressentais, cette douleur, cette lourdeur que je ressentais. Que je n’arrivais pas à « lâcher prise ». Outre ta réponse sur le lâcher-prise, tu m’as répondu quelque chose du genre « quand tu ne sais plus, dis-toi juste que tu expérimentes ». Mon Dieu, expérimenter, comme ce simple mot me semblait si profondément incompréhensible (dans ma chair, dans mon être, je ne sais comment le décrire autrement) à ce moment-là.

    Fidèle à moi-même, il m’a fallu beaucoup trop de temps à mon goût pour comprendre, ou au moins en saisir la signification profonde. Expérimenter.
    Et puis, avec le temps, le temps que cette vérité se diffuse comme le thé se diffuse dans l’eau, j’ai commencé à saisir la subtilité et à expérimenter. Et regarder les choses sous un angle nouveau. Les choses dans mon boulot ne vont pas comme je le souhaiterais ? OK, j’observe. J’attends. Ce n’est pas de la passivité (j’ai longtemps confondu), c’est une attente active et immobile. Etrange, non ? Comme un film, que va-t-il se passer ensuite ? L’héroïne (moi-je :-D) va-t-elle enfin obtenir ce truc au boulot qu’elle espère ? Quel suspens 😀 OK, parfois le quotidien et la frustration reviennent en force. Eh bien oui, j’ai encore à apprendre.

    Je suis revenue hier d’un voyage professionnel aux Pays-Bas. C’était tout simplement génial. Autant d’un point de vue professionnel qu’humain, surtout humain. De très belles rencontres. Je le prends comme une récompense, une vraie friandise, de la Vie pour mes efforts à La voir autrement, avec presque des yeux d’enfant. Mon « travail » en tant que tel ne me passionne pas, c’est vrai. Par contre, ce qui me passionne, c’est l’expérience humaine qu’il m’invite à expérimenter, qui n’est pas toujours facile, mais toujours enrichissante pour autant que je ne pose pas moi-même au préalable les conditions et les résultats (je voudrais que ce soit comme-ci, ou comme ça…) : ceci est un travail de tous les jours, et cela durera tout le reste de ma vie.

    Ainsi, je crois que j’ai la chance et le privilège par rapport à mes collègues de mieux vivre cette expérience. Ainsi je suis libre (en vrac) d’alcool, de cigarette, de Coca-Cola, de pétards, de somnifères, d’anxiolytiques… Je n’en ai pas besoin. Mais par contre, je dois guetter les signes subtils qui m’indiquent quand je dois ralentir, quand parfois je me laisse emportée par le flot du « autour de moi ». C’est la seule condition.

    (note : pour les personnes qui ne me connaissent pas, je travaille dans l’informatique)

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    1. Joelle Auteur de l’article

      Wahooooo! Te lire provoque aussi beaucoup d’échos! Nous avons cheminé ensemble dans diverse conditions météorologiques et puis, il y avait une île, il y avait l’océan, il y avait les échanges de mails…
      Et… Est-ce que dire à quel point le souvenir de tes questionnements est tout à fait intact pourrait te paraitre prétentieux? C’est pourtant ce que je peux affirmer.
      Quel plaisir de constater le chemin parcouru. Oui, moi aussi je parle de « chance » (il faut bien utiliser un mot, n’est-ce pas?), mais comment expliquer pourquoi et à quel moment nous avons réussi à la saisir pour la mettre dans notre poche? Merci pour ce commentaire 🙂

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  3. ROURE Marie

    Ah voilà… tu ne pouvais pas sortir… Alors tel un paysage mouvant l’enfer de la machine à écraser hospitalière s’est étalée devant toi, et tu as bien fait de l’analyser, au moins cela nous permet de voir les choses comme tu les as vues et ressenties!

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  4. Joelle Auteur de l’article

    Merci pour ce beau commentaire riche de toute ta sincérité.
    Pour info « ta sosie morale » est encore en activité, elle venait en temps que « pro active »! 😉
    Pourquoi étais-je là à les regarder te demandes-tu ? C’est simple… en temps qu’oratrice, j’étais seule sur « scène » et entre saluts amicaux et décompte du temps avant de commencer, je n’avais que « ça » à faire!
    Vertigineux.
    Et moi qui aime tant monter sur scène pour faire mon show, j’étais cette fois-ci dans un tel état de contraintes (certes acceptées) que la délivrance n’est arrivée qu’une fois franchie la porte de sortie…
    Ahhhh, JJ… Je vois d’ici sa souffrance, elle fut toujours présente à mes yeux, alors une fois HS quel sens lui donner?

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  5. ROURE Marie

    C’est amusant, comme cette personne ronde difficile à reconnaitre me rappelle cette image que je vois chaque matin dans la glace, et dont je me dis… si si, c’est bien toi…(mais pas moi!)
    J’ai donc en plus grande, un sosie ? Alors je vais intervenir pour dire ce qu’il lui aura fallu comme courage pour affronter, depuis des années qu’elle ne l’avait pas fait, cette foule de gens, qui, si ça se trouve l’avaient connue il y a longtemps comme toi.
    Elle a décidé, tout comme moi au dernier mariage auquel j’ai assisté, que « chacun sa coquille » tout le monde ne surf pas sur l’eau, on a l’allure qu’on a, et que dans le cas précis, te revoir et l’intérêt de ce que tu allais exprimer passerait cette fois avant le reste, tu l’accepterais comme elle était.
    tout comme les autres le feraient ou non, eux que l’âge et l’épuisement des carrières ont marqués aussi, et qui veulent continuer d’avancer dans un système dont ils n’arrivent pas à se défaire, avec tristesse ou non, elle s’en moquait car à l’intérieur « elle » est toujours là!
    Je sais que le corps exprime bien des choses.
    Mais l’être lui même s’enrichit à rencontrer les autres. et on réalise, un jour, qu’enfermé dans une image extérieure « déformée », les retrouvailles se font « douleur » pour l’autre, mais il faut y aller, tant pis.
    On va l’affronter, ce regard scié de vous voir comme ça, un ça qu’on n’aurait pas imaginé…
    C’est certain, il prend un grand coup de vieux et de désespoir en voyant ce que la jolie jeune femme connue auparavant est devenue, mais pourquoi quitter ce monde de partage qu’offrent les rencontres, à cause d’une image qui ne vous correspond plus et se laisser résumer à cela?
    Alors un beau jour, cette image de soi qu’on voit dans la glace de la salle de bain,
    on la trimbale partout, en espérant que les autres vous prendront comme vous êtes.
    et parfois bien s’occuper de soi « pour pouvoir déborder » dépend de la taille du soi qu’on s’accorde la maintenant! Elle est venue te voir, ma sosie morale, toute contente de te retrouver, malgré un soi qui ne pouvait déborder auparavant, ou le pouvait mais à quel prix… Elle m’est sympathique, ta rencontre. 😉
    Sinon, j’ai aimé ce passage:
    « Il y avait toutes ces personnes usées qui forment le cœur de la cohorte, participent à la formation de la relève et cueillent les honneurs à chaque carrefour.
    Ces autres, dépourvu de la blouse qui les fait briller, étaient hier soir de tristes souffrants ».
    il me rappelle ma dernière rencontre avec un certain JJ.
    Oui ils sont tristes « hors service », car justement , ils sont HS. (admire le Jeu de mots)
    je me demande pourquoi tu restes là à les regarder…On dirait une grand bain de désespoir,
    un peu comme ces bains de boue, qui après font qu’on se sent mieux..
    Ces « pots » sont à mon avis un calvaire pour beaucoup.
    Heureusement il y a « la relève » qui espère et voit les choses autrement pour égayer l’endroit,
    puisque comme tu l’as discrètement fait remarquer, on ne sert plus d’alcool dans les cocktails administratifs, ni ce champagne qui autrefois rendait aux gens épuisés tout leur énergie positive,
    et leur euphorisme! 😉 c’est la loi du tout ou rien: pas de cigarette pas d’alcool juste soi. M.

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  6. Jahida

    Attention de ne pas généraliser. Personnellement, je ne ressens pas du tout cette « peine ». Je trouve que c’est une image dégradante des soignants qui est montrée là.

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    1. Joelle Auteur de l’article

      Coucou,
      Merci pour ce commentaire. J’ai pas mal hésité pendant la rédaction de ce billet. Fallait-il l’écrire ou non? Pour reprendre tes mots, j’ai de mon côté l’intime conviction que beaucoup de personnes se dégradent, se consument à petit feu au fil de leur vie dédiée « aux autres ». Tu connais mon principe de base : pour bien s’occuper des autres, il faut bien s’occuper de soi, en premier, de manière quasi égoïste, avec attention… je sais, je sais, c’est pas un principe à mettre en avant dans un monde qui souhaite avant tout renvoyer une image obsolète d’abnégation quasi religieuse. Et pourtant comment « donner de soi » sans se perdre? Je pense qu’il est possible de donner « bien et de bon coeur » seulement ce qui déborde… Encore faut-il déborder! 😉 A plus loin 🙂

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